par Seyfeddine Ben Mansour
Le quotidien Taraf
a révélé la semaine dernière que le lieu probable de la seconde
inhumation de la dépouille de Said Nursi serait le cimetière d’Isparta.
Si le penseur turc a été initialement enterré à Urfa en mars 1960, les
militaires qui prennent le pouvoir au mois de juillet à l’issue d’un
coup d’Etat s’empresseront de déplacer sa dépouille dans un endroit tenu
secret. Il s’agissait pour les généraux kémalistes d’empêcher que la
tombe du grand homme, en devenant un lieu de recueillement et un
symbole, ne serve à structurer et donc à renforcer une opposition
porteuse d’une conception du monde et de la société fondée sur les
valeurs de l’islam. Said Nursi a pourtant été membre du Comité union et
progrès à l’origine de l’avènement de la République, système politique
dont il sera sa vie durant un fervent défenseur.
Les sciences exactes au service de la foi
La République était à ses yeux garante de la liberté d’expression et de
l’égalité de tous devant la loi. De même qu’il a toujours prôné la
nécessité d’étudier et de promouvoir les sciences positives, le progrès
et le salut ne pouvant résider dans la foi seule, même si le primat de
cette dernière n’a jamais été remis en question. C’est là le principal
grief des kémalistes, qui ne sauraient concevoir la modernité autrement
que dénuée de toute spiritualité et dans un cadre matérialiste
d’inspiration occidentale, ce qui explique leur hostilité. Said Nursi
naît en 1876 dans le village de Nurs, près de la ville de Bitlis au sein
d’une famille kurde conservatrice de l’Est de l’Anatolie. Celui qui
allait devenir le théologien le plus influent de la République turque ne
ressemblait en rien aux savants (oulémas) de l’époque, citadins
raffinés à la pensée sclérosée, à l’image de cet Empire ottoman
finissant dont ils étaient la garde idéologique. Strictement kurdophone
jusqu’à l’âge de 14 ans, ayant fréquenté les écoles religieuses
traditionnelles (mederses) de 9 ans à 21 ans, portant des armes à la
ceinture, le jeune Nursi ressemble davantage à un rural kurde. En 1909,
il utilise pour se qualifier le terme de gharîb, «étranger», mais aussi
«dissident». Quelques années plus tôt, en 1894, alors qu’il est l’hôte
du préfet Ishqodrali Tahir Pasha, il découvre les sciences exactes et
les sciences naturelles. Il utilise avec profit leur méthodologie pour
enseigner les sciences religieuses, comme pour démontrer la vérité de la
foi. C’est à la même époque qu’il s’éloigne des ordres naqshabandi et
khalidi ‒ vers lesquels il reviendra après avoir intégré leur apport au
sein d’un système de pensée moderniste ‒ pour se rapprocher de
l’establishment ottoman.
Un penseur turc très influent
Reçu par le sultan ‘Abdül-Hamid II en 1907, il plaide pour la création
d’établissements d’enseignements modernes dans sa province natale de
Bitlis, dénonçant le caractère archaïque des mederses, et ne craignant
pas de rappeler dans sa généreuse intransigeance que «l’islam ne
cautionne pas la tyrannie». Il lui sera opposé, pour le moins, une fin
de non-recevoir. Mais on ne lutte pas contre le courant de l’Histoire.
Les conditions socio-économiques créées par le vingtième siècle naissant
rendront obsolètes à la fois l’islam confrérique et l’islam d’Empire,
centralisé et bureaucratique. Elles seront au contraire à l’origine,
d’une part, de l’idéologie positiviste autoritaire de l’élite
moderniste, dont sera issu Atatürk, et, d’autre part, de la voie
originale qu’explorera Said Nursi, celle d’une pensée moderniste ancrée
dans l’orthodoxie sunnite. Une pensée qui inspire aujourd’hui des
millions d’individus qui, sur le plan social, économique et
éducationnel, adoptent une position favorisant le progrès et le vivre
ensemble, mettant en avant, en vertu des principes de l’islam, les
valeurs du pluralisme, de l’entraide, et de l’unité nationale.
Article publié sur Zaman France (28 février 2013).
Mots clés : Said Nursi, islam turc, Mustafa Kemal Atatürk, modernisme, republique, Turquie, turquie moderne, ottoman, Abdulhamid II, Islam des mondes.
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