par Seyfeddine Ben Mansour
L’ONG
Transparency International a publié le 5 décembre son rapport annuel
sur la perception de la corruption. Les pays du Printemps arabe,
déstabilisés, chutent : la Tunisie perd deux places (75e sur 174), l’Egypte, six (118e) et la Syrie, quinze (144e)
; seule la Libye remonte de huit places, mais il est vrai qu’elle part
du bas de l’échelle (168e). La situation n’est guère plus glorieuse dans
les autres pays arabes, et, plus généralement, dans les pays musulmans,
depuis les mieux notés, Qatar (27e), jusqu’à la Somalie et l’Afghanistan (174e et derniers), en passant par la Turquie et la Malaisie (54e).
Liée à des facteurs socio-politico-économiques, la corruption constitue
un fléau universel. Ce qui peut néanmoins distinguer l’islam, c’est
qu’il a très tôt développé une pensée juridique originale en la matière.
Dès les XIe-XIIe siècles en effet, à Boukhara (actuel Ouzbékistan), les
juristes musulmans ont développé une réflexion juridico-philosophique –
lois et esprit des lois – dont on ne trouvera les premiers équivalents
qu’au XXe siècle, notamment aux Etats-Unis. C’est en substance l’idée
selon laquelle la corruption constitue un délit et menace le fondement
de l’ordre politique, social, culturel et religieux. Les présupposés de
cette pensée sont communs aux quatre écoles juridiques d’islam. Dès le
Xe siècle, le droit musulman, toutes écoles confondues, distingue trois
sphères de justice. La première, c’est le service public. Les deux
autres sont privées : c’est l’échange commercial (matériel) et l’échange
social (immatériel : mariage, parenté, amitié, etc). Chaque sphère
constitue un système régi selon ses propres normes et valeurs. Aussi, on
ne saurait les faire passer de l’un à l’autre sans les détruire, sans
les corrompre : on ne saurait vendre sa femme sans mettre en péril le
concept même de mariage, ni appliquer le principe de préférence
familiale dans un procès sans mettre en péril le concept même de
justice, etc.
Sauver le droit public pour sauver son âme
Dès lors, c’est la figure du qâdî, du juge, qui se trouve placée au
centre des préoccupations des écoles du droit musulman. Parce qu’il
représente les normes du droit sacré et garantit, par leur application,
la justice pour les sujets, le juge est le garant du caractère éthique
et religieux du service public. De Boukhara à Séville, en passant par
Damas, son magistère est immense, et son rôle, prépondérant dans le
gouvernement des villes. Défendre le service public face à l’influence
des intérêts privés suppose la définition des actes susceptibles de
violer les limites qui séparent les deux types de sphères. C’est
uniquement sur ce terrain que se différencieront les différentes écoles
du droit sunnite. L’école hanéfite est pionnière, avec La déontologie du
qâdî (Adab al-qâdî), une monographie composée au IXe siècle par le
Bagdadien Khassaf. Elle servira de base à la doctrine qu’élaborera au
XIIe siècle Ibn Maza sur la corruption du service public. Ainsi Sarakhsi
(m. 1096), plus haute autorité du droit hanéfite de Transoxiane, ne
voit pas d’inconvénient à ce qu’un juge traite des affaires commerciales
en séances publiques, à condition qu’il serve l’intérêt public, comme
c’est le cas lorsqu’il protège les intérêts des orphelins placés sous sa
juridiction. En dehors des séances de la cour, il peut se livrer à des
affaires commerciales pour son propre compte. Les juristes de l’école
malikite divergent sur ce point : licite pour les uns, répréhensible
pour d’autres. Hanbalites et chafiites conseillent ainsi au juge de
nommer un agent commercial dont le public ignore qu’il le représente. Il
y va également du salut de son âme, car, dit un hadith, «Dieu maudit le
corrupteur et le corrompu».
Article publié sur Zaman France (14 décembre 2012).
Mots clés : transparency international, corruption, droit musulman, fiqh, hadith, Islam des mondes.
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