par Seyfeddine Ben Mansour
Dans une récente analyse du pouvoir syrien publiée dans Le Monde («L’Etat de barbarie» persiste en Syrie, mais la tyrannie recule devant la révolution),
Ziad Majed, professeur des études du Moyen-Orient à l’Université
américaine de Paris, a eu recours à un concept développé au XIVe siècle
par un savant maghrébin, celui de ‘asabiyya. L’auteur le
traduit par «solidarité mécanique», un autre concept dû au sociologue
Emile Durkheim (1858-1917). Qu’un concept socio-politique forgé au Moyen
âge demeure pertinent au point d’être employé par un spécialiste au
XXIe siècle est certes une chose assez extraordinaire. Le génie qui en
est l’auteur ne l’est pas moins. Abd ar-Rahmân Ibn Khaldûn, dont on a
commémoré le 28 mai dernier le 680e anniversaire, est la dernière
étincelle d’une civilisation arabe dont le déclin était au XIVe siècle
largement entamé. Il est l’inventeur de la science historique et de la
sociologie, mais aussi un précurseur dans nombre d’autres domaines des
sciences humaines, sciences qui ne seront constituées en tant que
disciplines indépendantes qu’au XXe siècle : l’économie, la démographie,
l’anthropologie, la psychologie (qu’il aborde également sur les plans
politique, économique et éthique), la psychopédagogie, etc. On y a vu
également un précurseur de Darwin, sa classification des espèces
animales décrivant l’homme comme l’aboutissement d’un «progrès graduel
de la Création». Dans le «continuum des êtres vivants» en effet, «le
plan humain est atteint à partir du monde des singes [al-qirada]».
C’est du moins «ce qu’une observation attentive permet de découvrir.
Dieu seul, qu’Il soit glorifié, dispose du cours des événements et
connaît l’explication des choses cachées»… On y a vu également un
précurseur de Marx. Ibn Khaldûn, s’est en effet beaucoup intéressé à
l’influence qu’exerce sur l’évolution des groupes sociaux leur genre de
vie comme leur genre de production. Il écrit ainsi que «les différences
que l’on remarque entre les générations (ajyâl), dans leurs manières d’être, ne sont que la traduction des différences qui les séparent dans leurs modes de vie économique».
Une théorie rationnelle de l’Histoire
La similitude est pour le moins frappante avec la célèbre phrase de
Marx : «Le mode de production de la vie matérielle détermine, en
général, le processus social, politique et intellectuel de la vie». Ces
observations et analyses, et d’autres encore qui témoignent tout autant
du génie d’Ibn Khaldûn, sont contenues dans l’introduction d’un ouvrage
monumental qui ne sera jamais achevé, le Kitâb al-‘ibar ou Discours sur l’Histoire universelle. Cette introduction (muqaddima) sera considérée par la postérité comme un opus à part entière ; elle est généralement connue sous le titre hellénisant de Prolégomènes.
Ibn Khaldûn avait conscience d’y faire œuvre absolument nouvelle.
Conscient du déclin de la civilisation à laquelle il appartenait, il
voulait être à même d’en rendre compte scientifiquement, au moyen d’une
méthodologie rigoureuse. Rejetant les travaux de ses devanciers, simples
chroniqueurs alignant des faits sans les soumettre à une critique
scientifique, mais surtout, sans en expliquer le déroulement, Ibn
Khaldûn emprunte donc «cette voie originale» (al-nahw al-gharîb) qui rend l’histoire rétrospectivement intelligible et rationnelle. Ce faisant, il créait une «science nouvelle», (ilm mustanbat an-nash’a)
qui fonde la science historique et la sociologie, tout en contenant les
prémices de sciences humaines qui ne se constitueront au mieux qu’un
demi-millénaire plus tard.
Mots clés : Ibn Khaldun, sciences humaines, muqaddima, marx, emile durkheim, Histoire, Islam des mondes.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire