mercredi 16 juillet 2014

Diplomates ottomans en Europe : la puissance discrète du mérite

par Seyfeddine Ben Mansour

L’Union européenne a annoncé le 22 octobre dernier l’ouverture d’un nouveau chapitre dans les négociations d’adhésion avec la Turquie. Il s’agit là d’une décision de nature à consolider les liens séculaires qui unissent la Turquie à l’Europe chrétienne. Les premières relations diplomatiques entre l’Empire ottoman et diverses nations d’Europe remontent en effet au XIVe siècle.

Des émissaires nommés pour des missions spécifiques

Pendant longtemps, elles n’ont pas eu la forme qu’on leur connaît aujourd’hui, à savoir des représentations diplomatiques permanentes, dirigées par un corps d’émissaires spécialement formés à cet effet. C’est là une innovation qui ne sera que très tardivement adoptée par les Ottomans. Jusqu’à l’extrême fin du XVIIIe siècle en effet, le pouvoir impérial a préféré envoyer, partout où il le jugeait nécessaire, des émissaires ad hoc, choisis parmi les fonctionnaires du palais, et nommés chacun pour une mission spécifique. En revanche, il a accepté très tôt le principe d’ambassades permanentes établies à Istanbul. Les quatre premières furent celles de Venise (1454), de France (1535), d’Angleterre (1583) et des Pays-Bas (1612). Une dissymétrie relevée par Voltaire, et dans laquelle il voyait une forme «vanité», de mépris. Une dissymétrie qui n’était en réalité que le reflet du déséquilibre du rapport des forces. Empire à son apogée, à cheval sur trois continents, la Porte affirmait sa suprématie en soulignant symboliquement sa qualité de pôle d’attraction et de centre de la vie internationale. C’est ce qui explique également que, jusqu’au au XVIIIe siècle environ, les ambassades ottomanes ne se souciaient pas de faste. Elles visaient uniquement l’efficacité. La puissance inquiétante du souverain dont elles émanaient devait suffire en effet à rendre toute pompe superflue. Le costume de l’envoyé pouvait éblouir, – comme celui, cousu de fil d’or, de Hüseyn Cavus, envoyé par Soliman le Magnifique à Venise en 1530 –, mais sa suite était courte et sans tapage.



Des distinctions au mérite

Il n’y avait pas non plus de hiérarchie formelle entre les différents envoyés. Les distinctions pouvaient tenir à l’expérience et aux mérites acquis par l’individu, mais jamais à sa naissance ou même au titre qu’il portait. L’échelle était d’ailleurs très large : du simple dégustateur (çâsnîgîr) ou échanson (sarâbdâr), chargé de convier des souverains étrangers à de grandes fêtes comportant réjouissances et agapes, aux kapici basi (huissiers) et müteferrika (fourrier), corps palatiaux d’apparat, en passant par les coursiers (çavus), les interprètes (tercümân), voire les marchands spécialement mandatés (hâssa tâciri et bâzirgân-i hünkâr, «marchands du Trésor»). De même pour l’origine des émissaires, parmi lesquels on trouve aussi bien des Turcs musulmans que des Européens fraîchement convertis («renégats», pour l’Europe chrétienne) ou encore des juifs et des chrétiens, sujets du Sultan. Ainsi Ibrâhîm bey, alias Joachym Strasz, né dans une famille de la noblesse polonaise et qui devient en 1551 interprète en chef du Divan, accomplissant des missions jusque dans sa Pologne d’origine. Ou encore, Simoné, émissaire de confession juive envoyé à Venise en 1479 pour inviter le doge à la circoncision d’un des petits-fils du sultan Mehmed II. Cette invitation est aussi ordinaire que significative : par sa nature, elle souligne l’intégration des Ottomans dans la vie diplomatique européenne ; par sa forme, elle accuse la différence avec les nations chrétiennes de l’époque, où seul un chrétien de naissance, noble de préférence, pouvait prétendre représenter l’Etat.


Article publié sur Zaman France (12 novembre 2013).

Mots clés : Pologne, France, Turquie, Pays-Bas, Venise, Istanbul, Voltaire, Europe, Empire Ottoman, diplomatie, Hüseyn Cavus, Soliman le Magnifique, çâsnîgîr, sarâbdâr, kapici basi, çavus, tercümân, hâssa tâciri, bâzirgân-i hünkâr, Ibrâhîm bey, Joachym Strasz, mehmed II, Simone, Islam des mondes.

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