par Seyfeddine Ben Mansour
Le
Festival du printemps a été inauguré au Caire le 20 avril dernier par
un groupe turc, Turkish Coffee. Le groupe, récemment créé, réunit
artistes confirmés et jeunes talents. Après le Caire, il se produira à
Beyrouth et Istanbul. Derrière l’appellation occidentalo-centrée Turkish Coffee («Café turc»), — dont l’aspect décalé est ici délibéré —, ils vont donc jouer, toujours plus à l’Orient, taqsim-s, peshrev-s et autres yürük semai-s
résolument turcs, résolument orientaux. L’idéologie nationaliste avait
voulu bannir définitivement cette musique ottomane, considérée comme à
la fois relevant du passé et polluée d’éléments non turcs, — arabes et
persans en l’espèce. Jusqu’en 1941, soit durant les dix-huit premières
années de la République, l’apprentissage, l’interprétation et la
diffusion radiophonique de la musique turque étaient interdits. Seule a
eu grâce alors la musique occidentale — considérée comme «moderne» par
essence —, le temps que soit créée «une nouvelle musique turque». Une
musique dont la vocation était double : affermir le sentiment
d’appartenance à la Nation turque sous la bannière de la République,
d’une part, et, d’autre part, favoriser la modernisation de la nation.
Cette musique ne pouvait qu’être issue de l’Anatolie, région qui, dans
l’idéologie nationaliste, a conservé intact l’héritage de la culture
turque originelle, celle des steppes de l’Asie centrale. Atatürk avait
ici fait siennes les idées de Gökalp sur la musique et commencera très
tôt à les traduire politiquement. Ni musicien, ni musicologue, et pas
même mélomane, Ziya Gökalp (1875-1924) était avant tout un sociologue
(lecteur de Durkheim) et un idéologue positiviste.
L’Anatolie, berceau du renouveau culturel en Turquie
Le nationalisme turc, qui prend forme dans les années 1911-1913,
puisera abondamment dans ses œuvres. Pour Gökalp, la nation étant
définie par la langue et la culture, c’est en Anatolie, au sein du
peuple, qu’il faut retrouver les éléments fondateurs de la véritable
turcité, qu’il s’agisse du vocabulaire, des proverbes, des contes et
légendes, des récits héroïques, ou, en l’espèce, de la musique
populaire. Cette affirmation vient en complément de la négation, de la
révocation sans appel de toutes les formes issues de l’influence
arabo-persane, et au premier chef la langue, la littérature et la
musique ottomanes. Au répertoire classique ottoman (sarki), il s’agira donc de substituer l’ «authentique» musique populaire anatolienne (türkü).
Deux problèmes se posent néanmoins, tous deux d’ordre technique pour le
pouvoir kémaliste. Le premier est qu’il faut collecter cette musique,
ce qui nécessite une méthodologie et un personnel compétent. Preuve si
besoin était de l’extrême importance qu’accordaient les autorités
kémalistes à la question, il sera fait appel à Bela Bartok, grand
compositeur du XXe siècle, mais surtout pionnier de l’ethnomusicologie,
qui a transcrit et enregistré des centaines de mélodies et chants
populaires à travers l’Europe. L’Etat turc l’invitera à enseigner au
Foyer du peuple d’Ankara en 1936 ; il formera ainsi toute une génération
de musicologues turcs. Le second problème résidait dans le caractère
archaïque du matériau collecté. Or un Etat moderne se devait d’avoir une
musique capable de rivaliser avec la musique occidentale. On a alors
procédé à la transcription dans le système d’harmonie occidental des
mélodies anatoliennes qu’il s’agissait d’«affiner». Le compositeur et
musicologue turc Rauf Yekta (1871-1935) décrira le produit de ces
hybridations idéologiques comme étant des «monstres» esthétiques.
Musique ottomane, turque, arménienne, kurde ou laze, toutes les musiques
de Turquie auront néanmoins survécu au kémalisme.
Mots clés : Turkish Cofee, kemalisme, Ziya Gökalp, turcité, musique, Türkü, Rauf Yekta, musique ottomane, Islam des mondes.
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