par Seyfeddine Ben Mansour
Spécialiste de la guerre et de la cavalerie à l’époque moderne, Frédéric Chauvire a récemment publié une Histoire de la cavalerie chez
Perrin qui rend hommage à «l’arme à la fois la plus prestigieuse et la
plus propice au déploiement des mythologies guerrières». L’historien
aborde le phénomène dans sa plus vaste extension : de l’Antiquité à la
Première guerre mondiale, même si son propos est essentiellement centré
sur l’Europe. C’est au sein de cette même Europe, et précisément dans
les Balkans, qu’a été formée, entre la fin du XVe siècle et le début du XVIe siècle,
la classe de cavalerie sans doute la plus originale et la plus
fascinante de l’histoire de l’armée ottomane, sinon de l’histoire
militaire universelle : les Delis, c’est-à-dire, littéralement, les
«Fous». Ils devaient ce nom à leur courage extraordinaire et à leur
témérité. Ils n’hésitaient pas en effet à lancer des charges d’une
violence inouïe contre un ennemi souvent supérieur en nombre. L’usage
officiel ne reconnaissait pas ce nom, instituant le titre plus policé de
Delil, «Eclaireur». Néanmoins, le peuple continuera, jusqu’à
une époque relativement récente, à les appeler Delis, tant ils auront
frappé son imagination à travers les siècles. Leur aspect était en effet
étudié pour susciter l’effroi. Armés d’un cimeterre (sorte de sabre à
lame recourbée) qu’ils portaient sur le flanc gauche, ils montaient des
chevaux puissants et endurants. A leur selle étaient accrochés bouclier,
lance et massue (bozdoghan). Ils portaient des chapeaux en
peau de hyène ou de léopard, sur lesquels se dressaient des plumes
d’aigles. Ils en ornaient aussi leurs légers boucliers. Leurs vêtements,
tout comme les caparaçons de leurs chevaux, étaient également faits de
peaux d’animaux prédateurs : lions, tigres, loups, renards… Il n’est pas
jusqu’à leurs bottes qui étaient célèbres ! De couleur jaune,
montantes, pointues aux extrémités, et armées d’éperons, on les nommait
serhaddlik, ou «bottes des frontières». L’appellation est liée à une des
principales fonctions des Delis, qui consistait à assurer la
surveillance des frontières de la Roumélie, c’est-à-dire des Balkans
ottomans. Les soldats étaient d’ailleurs souvent des Serbes, des
Bosniaques ou des Croates convertis à l’islam. Pieux, les Delis avaient
pris pour patron de leur corps d’armée (odjak) Omar Ibn al-Khattab, compagnon du Prophète et second calife bien-guidé. Leur devise était Yazilan gelir basa, «Ce qui est écrit doit s’accomplir».
Devenir Deli supposait des qualités intrinsèques, mais aussi un
apprentissage. Les nouvelles recrues étaient placées sous l’autorité
d’un officier (agha) chargé d’assurer leur formation. Une fois
acquises les règles propres à l’odjak des Delis, une cérémonie de
prestation de serment était organisée. Le nouveau Deli devait jurer de
servir avec constance et fermeté l’islam et l'Empire. Des prières (du‘âs)
étaient prononcées, puis on posait sur la tête du soldat nouvellement
adoubé le fameux chapeau des Delis, lui conférant le titre d’officier
aspirant (agha ciraghi). La désertion du champ de bataille,
mais aussi le moindre manquement au règlement de l’odjak était
sanctionnée par la confiscation du prestigieux chapeau, autrement dit
par la honte et le déshonneur. Les Delis serviront l'Etat avec autant de
fidélité que d’efficacité durant les XVIe et XVIIe siècles. Néanmoins, ils souffriront par la suite de la désorganisation qui affecta nombre de corps d’armées à partir du XVIIIe siècle. Leur odjak fut finalement aboli par le sultan Mahmoud II au XIXe siècle.
Article publié sur Zaman France (03 juillet 2013).
Mots clés : deli, cavaliers, armée ottomane, Mahmoud II, Roumélie, Omar Ibn al-Khattab, empire, Islam des mondes.
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