par Seyfeddine Ben Mansour
La Grande Mosquée de Strasbourg a été inaugurée le 27 septembre dernier,
en présence du ministre de l’Intérieur chargé des Cultes. Manuel Valls a
saisi l’occasion pour souligner le caractère spécifique, non
généralisable, du droit local d’Alsace-Moselle, qui permet notamment que
les édifices religieux soient financés par les collectivités, mais
aussi que les prêtres et les rabbins soient formés et rémunérés par
l’Etat. En Turquie, autre pays laïc, pareil régime dérogatoire n’existe
pas : une seule instance, la Direction des affaires religieuses (Diyanet Isleri Baskanligi),
gère l’islam de la République. Les chiffres de 2006 décrivent l’une des
plus grandes institutions du pays : dotée d’un budget de 1.3 milliard
de livres (environ 700 millions d’euros), le Diyanet finance et
administre les quelques 78.000 mosquées et 5.000 écoles coraniques du
pays. Parmi ses 80.000 fonctionnaires, une majorité est constituée
d’imams et de professeurs de théologie. Le Diyanet a ainsi la charge de
définir et de diffuser à l’ensemble des mosquées du pays les prêches du
vendredi, de traduire les textes religieux, et de rendre des avis
juridiques (fatwas). Elle est traditionnellement dirigée par un
professeur de théologie nommé par le Premier ministre. Le Diyanet dépend
en effet directement du Premier ministère ; elle est ainsi au cœur de
l’administration de la Turquie laïque. Le paradoxe n’est qu’apparent :
ce qui est central ici, c’est la conception selon laquelle l’Etat doit
contrôler le religieux. Sous l’Empire déjà, les théologiens officiaient
au sein de la bureaucratie étatique. Au début du XIXe siècle,
les sultans réformateurs Mahmud II et Abdülmecid Ier engageront un
processus de sécularisation ; pour faciliter la mise en œuvre de leurs
réformes, ils chercheront à en justifier la nécessité en s’appuyant sur
des versets du Coran, consacrant de facto une subordination de la
religion à l’Etat, et la négation du principe selon lequel al-islâm dîn wa-dawla (l’islam est religion et Etat).
La crainte kémaliste d’une division turque
Ce processus de modernisation-occidentalisation est néanmoins endogène
et engagé sous les auspices de l’islam. Atatürk saura en tirer parti en
le radicalisant dès 1923 : fermeture des écoles coraniques et des ordres
religieux, droit islamique (charia) remplacé par les droits suisse,
allemand et italien. La création du Diyanet un an plus tard entre dans
ce cadre. Il s’agit, en exerçant un monopole sur l’interprétation et la
diffusion de la religion, de soustraire durablement l’islam sunnite
majoritaire à l’influence des «cercles réactionnaires» et de le mettre
au contraire au service du projet culturel kémaliste. Ainsi, les
questions relatives au droit religieux et aux règles touchant
directement l’Etat et la société relèvent de la seule compétence du
Parlement. Les décisions relatives aux croyances et aux rituels relèvent
du Diyanet. Historiquement, l’instauration d’une religion d’Etat,
c’est-à-dire d’un islam républicain, laïc et ethno-national, ressortit à
la crainte kémaliste d’un morcellement social et territorial le long de
lignes de fracture confessionnelles (sunnites / alévis) et ethniques
(Turcs / Kurdes). Il s’agissait dans l’esprit de ses concepteurs de
séculariser la population «par le haut», de l’homogénéiser, et de
garantir ainsi l’unité territoriale du pays. Néanmoins, l’exercice d’un
tel contrôle allait, de par sa nature même, favoriser une politisation
de l’islam «par le bas» : le principe du monopole de l’Etat sur
l’interprétation et le contrôle de la religion est aujourd’hui battu en
brèche par des partis politiques et des acteurs sociaux partisans d’une
plus grande liberté religieuse, et, concrètement, d’un Diyanet plus
autonome.
Mots clés : Islam des mondes.
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