par Seyfeddine Ben Mansour
Les 23 et 24 mai derniers, l’Institut du monde arabe accueillait le
cheikh Said Hafez. Accompagné de l’ensemble Takht Attourath, il a donné
un double concert de ghazal, une poésie chantée d’inspiration mystique
dont les racines remontent au-delà de l’Islam. Curieux destin en effet
que celui du ghazal, une forme poétique apparue dans l’Arabie du VIe
siècle, et que l’Islam a sublimée, dédoublant ses registres – tantôt
profane, tantôt sacré –, multipliant ses thèmes – amour, élégie,
mélancolie, questionnement métaphysique, etc. –, la développant sur de
vastes aires culturelles de l’Espagne à l’Afghanistan – arabe, persane,
turque, indienne –, assurant, enfin, sa pérennité sur près de quinze
siècles…
Une forme poétique antéislamique
A l’origine, le ghazal était une poésie amoureuse née en contexte bédouin, dans un environnement dépouillé où la parole était reine. Le ghazal était une poésie chantée pour complimenter une femme, louer sa beauté, lui témoigner son attachement ou regretter son absence. Le mot est ainsi apparenté au mot ghazâl, « gazelle », une image fréquente, employée pour décrire la beauté, l’élégance, la finesse de l’aimée. Ce genre se perpétuera, à l’instar des autres formes poétiques antéislamiques, sous les dynasties omeyyade et abbasside. Plus encore, il gagne en popularité, tandis que naissent des sous-genres comme le udhrî (courtois, platonique) et le tamhîdî (introductoire à d’autres poèmes). Ce dernier sous-genre connaîtra les faveurs de quelques-uns des plus grands auteurs classiques : Jarîr (650-728), Farazdaq (641-730), al-Akhtal (640-710). Le ghazal atteint ainsi les provinces les plus reculées de l’empire : en Espagne, le rabbin et philosophe Moïse Ibn ‘Ezra (1058-1138) rédige en hébreu ghazals profanes et ghazals sacrés. Mais c’est l’adoption de cette forme par les Iraniens qui sera véritablement déterminante pour son évolution.
Les deux périodes du ghazal
On distingue traditionnellement deux périodes. La première se situe entre le XIIe et le XIIIe siècle. Le ghazal persan se distingue de son pendant arabe par la langue, certes, mais aussi par une forme plus brève, par des couplets plus autonomes du point de vue du sens (chacun constituant en lui-même un mini-poème) et par le takhallus, sorte de signature lyrique où le poète mentionne son nom dans le vers final. L’un des plus grands représentants de cette période est Muslih ad-Dîn Sa‘dî (1184-1283), l’un des plus grands poètes de langue persane avec Hâfidh (1310-1337). La seconde période se place après l’invasion mongole (1218). Le radîf, refrain et motif décoratif autrefois facultatif, devient obligatoire. C’est cette forme – que prisait Mevlana Jalâl ad-Dîn ar-Rûmî (1207-1273) – qui va déborder de son aire persane d’origine pour gagner le subcontinent indien puis les régions turciques d’Asie centrale, et enfin, quoique dans une bien moindre mesure, l’Europe romantique.
Du persan à l'allemand
Langue littéraire par excellence en Asie centrale et en Inde, le persan est la seconde langue de ces poètes turcs ou indiens qui adapteront le ghazal à leurs idiomes. Ainsi Fuzuli (1483-1556), grand poète ottoman qui rédigea ses ghazals en azéri. Ainsi le fondateur de la littérature ouzbek, le poète afghan Mîr ‘Alî Shîr Nawâʾî (1441-1501), qui a écrit en turc tchagataï. En Inde, un des premiers maîtres du ghazal est Amîr Khusraw (1253-1325), qui écrivait indifféremment en persan et en hindi. Près de cinq siècles plus tard, c’est le grand poète Ghâlib (1796-1869) qui renouvelle le genre en l’adaptant à l’ourdou. Enfin, inspirés par les traductions de Goethe, des poètes allemands s’essaieront avec bonheur au genre, à l’instar de August Graf von Platen (1796-1835), auteur de Ghaselen et Neue Ghaselen.
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