par Seyfeddine Ben Mansour
Le 30 août dernier, le Grand Orient de France (GODF) a élu un nouveau
grand maître en la personne de Joseph Gulino. Un mois plus tôt,
l’obédience maçonnique française avait co-signé une lettre dans laquelle
elle faisait part de son inquiétude face à la possible extension à
l’islam du Concordat et appelait à une «sortie graduelle et négociée [de
ce] régime dérogatoire» dans lequel l’Etat reconnaît, organise et
finance les cultes juif et chrétiens en Alsace et en Moselle. Cet esprit
laïque de la franc-maçonnerie, conjugué à son origine non musulmane, a
toujours suscité une certaine animosité dans les milieux dévots au sein
des pays d’islam. Son caractère universaliste et international, qui
échappe en partie au contrôle de l’Etat, lui vaudra par ailleurs la
méfiance des cercles nationalistes. Effet de la poussée rationaliste du
XVIIIe siècle, et aspect manifeste de l’influence européenne, les loges
maçonniques – d’abord françaises, anglaises et italiennes – apparaissent
dès 1830 en terre d’islam. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, si
elles commencent à devenir autochtones – c’est-à-dire ottomanes,
essentiellement –, elles comptent encore beaucoup d’étrangers. Elles ne
se rencontrent d’ailleurs que dans les villes marquées par une forte
présence occidentale et solidement liées sur le plan économique et
culturel aux pays d’Europe (Istanbul, Beyrouth, Alexandrie, Le Caire,
etc.). Parmi les autochtones qui les composent mêmes, les minorités
juives et chrétiennes – intermédiaires traditionnels entre l’Europe et
l’Islam – sont souvent surreprésentées. Ainsi en 1869 la loge
stambouliote L’Union d’Orient comptait-elle 143 «frères», mais dont seulement 53 musulmans.
La proximité entre franc-maçonnerie et soufisme
La proximité entre franc-maçonnerie et soufisme
Ici comme ailleurs, il s’agit de l’élite cultivée – militaires,
magistrats, fonctionnaires, hommes de religion, hautes personnalités
telles que le président du Conseil d’Etat Ibrahim Edhem Pacha ou le
prince égyptien Mustafa Fazil Pacha, etc. –, élite que caractérise une
forte aspiration au progrès et à la liberté, et qui a rencontré ici une
structure européenne efficace. Tous ont alors en commun d’avoir fait
leurs les «idées françaises», conçues comme étant par excellence celles
de la modernité : l’exaltation de la triade Liberté, Egalité, Fraternité,
la foi en la civilisation et en la science, le culte du progrès. Et,
comme le montrent de manière exemplaire la pensée et l’action de
l’intellectuel et réformateur Namik Kemal (1840-1888), cette vénération
de l’Occident, d’un Occident dont la place est ici démesurée, ne niait
en rien leur attachement à l’islam. Car non seulement la pensée
islamique ne devait s’opposer ni à la science, ni à l’évolution des
mœurs sociales, ni à celle des formes de gouvernement, mais encore
l’islam recélait-il les moyens d’une renaissance susceptible de faire
pendant à la modernité occidentale. La greffe a du reste d’autant mieux
pris ici que la loge maçonnique relève d’une structure aussi familière
qu’ancienne en islam : celle – à la fois ésotérique, corporative et
philosophique – dont ont toujours procédé les confréries soufies, les
corporations et les ordres chevaleresques (la doctrine commune de
l’unicité de l’Etre assurant par ailleurs le passage d’une culture à
l’autre). On comprend dès lors que de grandes figures telles que l’émir
Abd el-Kader (1808-1883), chef politique moderne et théologien soufi ou
les réformistes musulmans Jamal Eddine el-Afghani (1838-1897) et Mohamed
Abduh (1849-1905) aient été francs-maçons. Mais aussi qu’il n’y ait
aucun paradoxe à ce que la plupart des Jeunes-Turcs – à l’origine de la
Turquie kémaliste – aient été à la fois membres de confréries soufies,
bergsoniens et francs-maçons.
Mots clés : franç-maçonnerie, soufisme, confrérie, Laicité, grand orient de france, ismail enver, jeunes turcs, Islam, Islam des mondes.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire