lundi 21 juillet 2014

La Mecque : une conquête sous le signe de la paix

par Seyfeddine Ben Mansour

Le 10 ramadan de l’an 8 (1er janvier 630), le Prophète entre dans la Mecque et la soumet sans coup férir. Après deux décennies de prédication mais aussi de lutte, souvent âpre, Dieu lui accorde la victoire finale, dans la paix et la sérénité. La Mecque, sa ville, mais aussi la cité-mère des paganismes de l’Arabie, se soumet. Elle va devenir par excellence la ville sainte de l’islam. Un moment crucial qu’avait annoncé le Coran : «Lorsque le secours de Dieu et Sa victoire viendront, lorsque tu verras les hommes, par multitudes, embrasser Sa religion» (CX:1-2)...
 
La chute de la Mecque

Le point de départ de ce basculement est la violation, par les polythéistes mecquois, du pacte conclu avec Muhammad. Le traité de Hudaybiya stipulait que les musulmans seraient autorisés à effectuer chaque année leur pèlerinage autour de la Kaaba. Il n’aura été effectif que pour l’année 629, l’aile dure des Mecquois – représentée par ‘Ikrima, Safwan Ibn Ummayya et Suhayl Ibn ‘Amr – ayant permis au clan des Banu Bakr d’attaquer les Khuza‘a, alliés des musulmans, en violation flagrante des termes de l’accord. Souhaitant éviter la confrontation, le Prophète proposa trois options aux Mecquois : 1) dénoncer leur alliance avec les Banu Bakr ; 2) payer des dommages et intérêts ; ou, en dernier recours, 3) annuler le traité, et donc la trêve. Parmi les Quraysh, le parti modéré était notamment représenté par Abu Sufyan, chef en titre de la tribu, mais dont le pouvoir était alors plus prestigieux qu’effectif. Contrairement à l’aile dure, il était favorable à un compromis avec Muhammad. Ce sont néanmoins les «faucons» qui l’emporteront : les deux premières options seront rejetées, ce qui précipitera la chute de la Mecque : «Nous leur avons bandé les yeux, au point qu’ils ne peuvent plus rien voir» (XXXVI:9)… Ces longues années de prédication et de lutte avaient apporté un grand nombre de convertis, et Muhammad put marcher sur la Mecque à la tête d’une armée de 10 000 hommes, chiffre considérable pour les sociétés arabes de l’époque.

 
"J’ai choisi pour vous l’islam comme religion"

En chemin, à un jour de marche de la Mecque, il rencontra Abu Sufyan, venu lui demander pardon et proclamer sa conversion à l’islam. Le pardon lui fut accordé. La conquête fit très peu de victimes (une vingtaine, causée par ‘Ikrima), l’armée ayant reçu l’ordre de ne pas verser le sang. Le Prophète déclara l’amnistie générale : «Peuple qurayshite, […] je vous dirai comme Joseph a dit à ses frères : "Nul reproche ne vous sera fait ce jour" [XII:92]»… La sécurité des biens et des personnes n’était pas assortie d’une obligation de conversion. Etait simplement sauf quiconque entrait «dans la maison d’Abu Sufyan», fermait «les portes de sa maison» ou entrait «dans l’espace sacré de la Kaaba». La Mecque ainsi pacifiée, le Prophète entreprit de purifier la Kaaba en détruisant les quelque 300 idoles qui profanaient cet édifice autrefois édifié par Abraham et son fils Ismaël. Les deux années qui suivirent virent la conversion à l’islam de pratiquement toute l’Arabie. Le 9 dhû al-hijja de l’an 10 (7 mars 632), le jour du rassemblement des pèlerins sur le mont Arafat, le Prophète reçut une révélation qui, sans doute, devait l’avertir de sa fin prochaine : «Aujourd’hui, J’ai amené votre religion à son point de perfection ; Je vous ai accordé Ma grâce tout entière et J’ai choisi pour vous l’islam comme religion» (V:5). C’est alors que pour son premier et dernier pèlerinage, le pèlerinage de l’Adieu (Hajjat al-Wadâ‘), il délivra ce célèbre sermon où il dit notamment : «Toute l’humanité descend d’Adam et Eve. Un Arabe n’est pas supérieur à un non-Arabe [ni] un Noir à un Blanc, si ce n’est par la piété et les bonnes actions. […] Souvenez-vous qu’un jour vous rencontrerez Dieu, et que vous devrez alors répondre de vos actions en ce monde.»

Article publié sur Zaman France (21 juillet 2014).

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Dhikr : invoquer le nom de Dieu, ne pas oublier ses bienfaits

par Seyfeddine Ben Mansour

Si Ramadan est le mois du jeûne, il est aussi celui de pratiques rituelles qui ont cours tout au long de l’année, et qui, durant le mois saint, gagnent en importance et en signification. Il s’agit de la prière, certes, mais aussi du dhikr, la remémoration-invocation de Dieu. On invoque le Créateur en récitant la shahâda, la profession de foi, – «Il n’y a de divinité que Dieu» (Lâ ilâha illâ Allâh) – ou par son nom de majesté, Allâh, nom qui synthétise et embrasse tous les autres. Ou encore par ses 99 autres, précisément, ces «beaux noms» (al-asmâ’ al-husnà) qui se répartissent en attributs de beauté ou de douceur d’une part, de majesté et de rigueur, de l’autre. Les premiers sont évidemment beaucoup plus invoqués que les seconds, et certains font l’objet d’une mention particulière, comme ar-Rahmân, «le Très-Miséricordieux», ar-Rahîm, le «Très-Compatissant», al-Latîf, «le Bienveillant», etc.
 
Se souvenir du Seigneur

Pratiqué avec une intention sincère (niyya), le dhikr mène à la proximité de Dieu, comme le souligne ce hadith qudsî (propos divin non coranique dans lequel Dieu s’adresse à l’être humain à la première personne) : «Je suis auprès de l’idée que Mon serviteur se fait de Moi, et Je suis avec lui lorsqu’il M’invoque.» A ses Compagnons, le Prophète dit un jour : «Les cœurs rouillent comme rouille de fer.» – «Et qu’est-ce qui les fait briller ?», demanda l’un d’eux. «L’invocation de Dieu et la lecture du Coran», répondit le Prophète. Nombreux sont en effet les versets dans lesquels il est recommandé d’invoquer Dieu. Le Coran invoque en premier lieu l’éminence du dhikr : «Y a-t-il un acte plus grand que celui de se souvenir du Seigneur [dhikr Allâh] ?» (XXIX:45). Le mot est ici à entendre dans son acceptation la plus large, qui englobe la prière (LXII:9), l’honneur de la Révélation faite à Muhammad et aux Arabes (XLIII:44), l’apprentissage par cœur du Coran (LIV:17), etc. Comme le soulignent les soufis – chez qui la pratique du dhikr occupe une place centrale – la remémoration-invocation de Dieu doit son caractère éminent au fait qu’elle est prescrite à tout moment. Elle détermine en fait chez l’être humain tout mode de présence à Dieu, quelle que soit la situation ou l’activité : «Ceux qui, debout, assis ou couchés, ne cessent d’invoquer Dieu» (III:191).

 
Paix et protection

Le Coran souligne par ailleurs les bienfaits spirituels de l’invocation. Ainsi le dhikr est paix : «N’est-ce pas que c’est au souvenir de Dieu que s’apaisent les cœurs ?» (XIII:28) ; il est protection : «Lorsque ceux qui craignent Dieu se sentent effleurés par le souffle de Satan, ils se souviennent de leur Seigneur et aussitôt redeviennent clairvoyants» (VII:201). Plus généralement, le dhikr pourrait à lui seul résumer la perspective spirituelle de l’islam. Seul le dhikr, en effet, permet de lutter contre l’amnésie qui atteint l’homme, oublieux du pacte (mîthâq) scellé avec Dieu dans la prééternité : «Rappelez-vous les bienfaits que Dieu vous a accordés ! N’oubliez pas le pacte qu’Il a conclu avec vous, lorsque vous avez dit : "Nous avons entendu et nous avons obéi !"» (V:7). Comme le rappelle si souvent le Coran, l’homme est oublieux par nature, oublieux des bienfaits de Dieu, et le kufr (étymologiquement, «négation», puis «mécréance») correspond bien à cette ingratitude quasi ontologique d’où va découler l’impiété. Le dhikr consiste dès lors à lutter contre ce penchant humain à la négligence, afin d’être présent à Dieu, c’est-à-dire être conscient de la présence divine. Il est aussi le premier pas sur la voie de l’amour, car, comme le disent les soufis, quand on aime quelqu’un, on aime répéter son nom et on ne cesse de penser à lui.

Article publié sur Zaman France (14 juillet 2014).

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Badr : la première grande bataille de l’islam

par Seyfeddine Ben Mansour

Le 17 Ramadan de l’an II (13 mars 624.) eut lieu la bataille de Badr. Première grande bataille de l’islam, elle oppose des polythéistes mecquois à des Médinois (Ansâr) et des Mecquois émigrés (Muhâjirûn) sous la conduite de l’Envoyé de Dieu. Evoquée dans le Coran dans la sourate des Prises de guerre (al-Anfâl/VIII), la bataille de Badr a effectivement pour point de départ l’attaque d’une caravane qurayshite. Il s’agissait pour les musulmans qui avaient dû fuir les persécutions des polythéistes mecquois, et dont les biens avaient été injustement saisis, de se dédommager des préjudices subis. Mais plus profondément, ce premier affrontement armé vise, pour les musulmans qui l’ont initié, à faire triompher la Vérité, tant il est vrai que «la vraie religion pour Dieu, c’est l’islam» (III:19). Un polythéiste «connu pour son audace et son courage», rapporte Muslim dans son Sahîh, avait rejoint le Prophète pour lui proposer ses services : «Je suis venu pour vous suivre et prendre une part du butin». Muhammad refusa : «Retourne, je ne solliciterai pas l’aide d’un polythéiste.»
 
Une armée de polythéistes

Badr est le nom d’un village situé dans une plaine, à la jonction de la route qui mène à Médine et de l’axe Mecque-Syrie, celui-là même qu’empruntent les riches caravanes des marchands mecquois. L'information était parvenue à Muhammad que celle conduite par Abu Sufyan, riche marchand mecquois, dirigeant éminent de la tribu Quraysh, mais surtout adversaire acharné du Prophète de l'islam, revenait de Syrie. «Voici la caravane de Quraysh. Allez vers elle. Peut-être Dieu vous aidera-t-Il à vous en emparer.» C’était une simple proposition faite à ses Compagnons, en rien contraignante. De fait, le Prophète ne s’attendait pas à devoir affronter une armée de polythéistes, ce dont le Coran fait écho : «Ce jour-là, vous vous trouviez sur le versant le plus proche et vos ennemis sur le versant le plus éloigné, tandis que la caravane se trouvait en contrebas. Votre rencontre, donc, aurait pu ne pas avoir lieu, même si vous vous étiez donné rendez-vous. Mais Dieu veillait à l’exécution d’un arrêt pris par Lui de toute éternité [...]" (VIII:42). C’est que, Abu Sufyan ayant eu vent des intentions de Muhammad, il bifurqua pour longer la côte, envoyant un de ses hommes à la Mecque chercher des renforts. Ce sont dès lors 950 Qurayshites armés qui arrivèrent à Badr, – soit trois fois plus que les effectifs des musulmans. Le temps que les Mecquois arrivent à Badr, la caravane était déjà hors d’atteinte, mais ils voulurent néanmoins faire une démonstration de force. Ils ont en effet «quitté leurs demeures, pleins d’ostentation et de gloriole» et «Satan avait embelli [à leurs] yeux [...] leurs propres actions et leur avait dit : "Qui, aujourd’hui, est en mesure de vous vaincre? D’ailleurs, je suis là, à vos côtés !"

 
L'humiliation infligée par les faibles d'hier

Mais, lorsque les deux troupes étaient en vue l’une de l’autre, Satan tourna sur ses talons et leur dit : «[...] En vérité, je crains Dieu, car Dieu est Terrible quand Il sévit !» Effectivement, malgré la faiblesse numérique des musulmans, la défaite fut catastrophique pour les Mecquois, qui perdirent 70 hommes, dont douze chefs de clans, au nombre desquels le fameux Abu Jahl, autre ennemi acharné de l’islam. Une humiliation sans précédent pour l’arrogante tribu de Quraysh, infligée par les faibles d’hier. La foi des musulmans les aura fait triompher. Et si Dieu les a assistés en envoyant mille anges combattre à leurs côtés (VIII:9), s’il a insufflé le courage dans le cœur des uns et semé la panique dans le cœur des autres, c’est pour rappeler que cette victoire, que toute victoire du Bien sur le Mal, de la Vérité sur les faux-semblants, si elle peut être le fait des fidèles ainsi récompensés en ce monde, procède, par définition, de Dieu seul.

Article publié sur Zaman France (07 juillet 2014).

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L'Hégire : à la conquête de la liberté religieuse

par Seyfeddine Ben Mansour

Le 10 Ramadan de l'an 8 de l'Hégire, la Mecque est prise par le Prophète Muhammad. Sans coup férir. Muhammad aura ainsi démenti l’adage selon lequel «nul n’est prophète en son pays». Non sans peine, certes. A bien des égards, le parcours de l’Envoyé de Dieu est prodigieux : voilà un homme qui prêche pendant plus d’une décennie dans sa ville natale, pour en être finalement chassé lui et ses fidèles (autour d’une centaine, alors). Puis, après une autre décennie, le voilà devenu le maître de cette même Mecque, recevant, au-delà, l’allégeance et la conversion de toute l’Arabie !
 
La persécution puis l'Hégire
 
 Entre ces deux moments, il y a eu l’Hégire (622), l’émigration vers Médine des musulmans de la Mecque ; un groupe d’environ 70 fidèles, partis, de manière préventive, par petits groupes, et qui seront par la suite rejoints par le Prophète, Abou Bakr, Ali et leurs familles. La raison en est les persécutions dont faisaient l’objet les musulmans de la part des puissants Qurayshites. La caste de marchands polythéistes a supporté la prédication de Muhammad tant que son oncle, Abou Talib (le père de Ali) était leur chef. A sa mort, c’est Abu Lahab, l’un des plus farouches adversaires du Prophète, qui prend sa place. Les premiers fidèles de l’islam appartenant pour l’essentiel aux franges les plus vulnérables de la société mecquoise (jeunes, pauvres, esclaves), Muhammad a préféré les envoyer chez les Médinois, avec lesquels il venait de s’allier, et où, donc, ceux qu’on allait appeler les Muhâjirûn, les Emigrés, allaient pouvoir vivre leur foi librement, mais aussi, aux côtés de leurs frères médinois, les Ansâr, contribuer au triomphe de l’islam.
 
Continuité du discours coranique
 
 On a coutume d’opposer la période mecquoise de la prédication prophétique à sa période médinoise : la première serait spirituelle et de souffrance, la seconde, séculière, faite de guerres et de violences. La réalité est plus complexe, et plus profonde. Certes, la prédication mecquoise est pacifique, malgré les persécutions. Les sourates sont courtes et souvent d’une grande beauté. Les thèmes mettent en avant la responsabilité de l’homme en tant que créature de Dieu, le Jugement dernier, l’opposition paradis/enfer, la Nature comme signes, la solidarité vis-à-vis des pauvres, etc. Certes, les sourates de la période médinoise sont plus longues, plus ancrées dans le monde ici-bas, comme le montrent les passages de type juridique. Néanmoins, les deux périodes sont moins tranchées qu’il n’y paraît, essentiellement parce qu’il y a eu continuité du discours coranique : approfondissement de l’histoire sacrée, mise en place du rituel, appel à la moralité et à la crainte de Dieu, promesses et menaces liées à l’au-delà, etc. Autrement dit, parce qu’il y a eu continuité du noyau religieux central de la prophétie, qui est à facettes multiples : arbitrage et pacification à l’intérieur de Médine, où naît le concept de Umma (communauté de croyants) dans un contexte pluriconfessionnel (tribus juives, notamment), géré par un Prophète législateur, arbitre des conflits et intercesseur entre les croyants et Dieu. L’autre facette, celle dirigée vers l’extérieur, s’exprime elle par la guerre, notamment contre Quraysh. L’interaction entre exigences internes et externes conduira, historiquement, à la défaite finale de Quraysh, et au triomphe de l’islam dans la région et bientôt dans l’ancien monde connu.

Article publié sur Zaman France (30 juin 2014).

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Nadir Shah Afshar, le «Napoléon persan»

par Seyfeddine Ben Mansour

Nader Chah ou la folie au pouvoir dans l’Iran du XVIIIe siècle (éditions L’Harmattan) est le dernier ouvrage consacré au célèbre souverain perse qui a voulu imposer le sunnisme en Iran. L’auteur, Foad Saberan, est un psychiatre franco-iranien qui s’est intéressé au parcours à la fois politique et psychiatrique de ce général extraordinaire – surnommé en Occident «le Napoléon persan» – qui a fait crever les yeux de son propre fils. Le grand Nadir Shah Afshar, de son nom de monarque, naît Nader-quli Beg, au sein d’une tribu turcique, les Turkmènes Afshar (dont il gardera fièrement le nom, devenu shah), en 1688, à Dastgird, dans le nord du Khorassan.

Une ascension fulgurante

C’est dans un contexte d’anarchie – les Afghans Ghalzay ont envahi l’Iran – que Nader-quli Beg entre au service de Malik Mahmud de Sistan, qui venait de prendre la ville de Mashhad. Mais très vite, formant sa propre armée de Turcomans Afshars, et s’alliant aux Kurdes Camishgazak, il défait son maître d’hier et prend à son tour le contrôle de la ville. Ce fait d’armes le fera remarquer par le monarque séfévide Tahmasb Mirza, qui le recrutera en 1726, lui et ses quelques 2 000 hommes. Son ascension sera fulgurante. Stratège de premier ordre, il remporta de nombreuses victoires, parfois à un contre dix : contre les Ottomans et les peuples du Caucase (Tchétchènes et Ingouches, notamment), mais surtout contre les Indiens, ses grands ennemis. Fait généralissime (qûrtshî-bashî), il rendra à Tahmasb Mirza la capitale de ses ancêtres, Ispahan, en 1729. Le souverain ne jouira pas longtemps de sa dignité de shah retrouvée : en 1731, Nadir le fait déposer en faveur de son fils Abbas III, et se fait nommer régent (wakîl ad-dawla, vice-roi). Le 9 décembre 1733, il impose une sérieuse défaite aux Ottomans à Kirkouk (Irak actuel).
 
Rétablir le sunnisme en Iran et reconstituer le territoire séfévide

Ayant définitivement bouté les Afghans hors de Perse, il se fera proclamer roi (shâh) en 1736 par la qûrûltây, une assemblée nationale composée de 20 000 dignitaires (chefs militaires, gouverneurs, ulémas). Il pose comme condition le rétablissement du sunnisme en Iran. Dans un traité conclu avec les Ottomans, gardiens des Lieux Saints, il est ainsi stipulé que les Iraniens ayant abjuré le chiisme seront considérés comme appartenant à la «cinquième école» du sunnisme, le jaafarisme (en référence à l’imam Ja‘far as-Sadiq)… Dès le printemps suivant, il marche sur Kandahar (Afghanistan actuel). Celui qui s’appelle maintenant Nadir Shah Afshar veut effacer le dernier souvenir de l’humiliation de la Perse, et reconstituer le territoire séfévide perdu : Husayn Sultan Ghalzay, frère de l’envahisseur Mahmud, capitulera en mars 1738. Kaboul, Jalalabad et Peshawar tomberont la même année, suivies par Lahore en 1740. Nadir Shah peut maintenant marcher sur l’Inde. L’empereur moghol Muhammad Shah avait fait placer 300 000 hommes, 2 000 éléphants et des centaines de pièces d’artillerie à 120 km de sa capitale, Delhi. Le 24 février 1739, ils étaient mis en pièces par l’armée persane. Le roi défait sera néanmoins réinstallé par son vainqueur sur le trône de l’Hindustan, non sans avoir dû céder à la Perse toutes les régions à l’ouest de l’Indus, et versé une somme faramineuse en réparations de guerre : 700 000 000 de rupies, le fameux Trône du Paon (Takht-i Tâwûs, le trône en or des souverains moghols, qui deviendra ainsi celui des empereurs d’Iran jusqu’en 1979), ainsi que le diamant Kûh-i Nûr, «Montagne de lumière», aux 66 facettes et aux 106 carats… Souverain aimé, Nadir Shah offrira à ses sujets persans une amnistie fiscale de trois années entières. Il mourra assassiné en 1747, après avoir sombré dans la folie.

Article publié sur Zaman France (17 juin 2014).

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L’art du conte en Islam

par Seyfeddine Ben Mansour

Le 18 mai dernier se sont achevées à Sousse, en Tunisie, les Journées du conteur. L’événement a réuni des dizaines d’artistes venus des quatre coins du monde, et en particulier de pays musulmans. L’histoire des conteurs en Islam commence avec le Ier siècle de l’Hégire, et est d’emblée liée à la religion. Le conteur n’en assume pas une fonction religieuse officielle pour autant, et longtemps, il louvoiera entre les domaines du sacré et du profane.
 
La figure du qâss

D’abord, il y a le qâss, qui apparaît dès l’époque du calife Ali Ibn Abi Talib (VIIe siècle). Sa fonction évoluera au fil des siècles, depuis la prédication religieuse au sein des mosquées jusqu’au récit d’aventures extraordinaires dans les foires. Par opposition à l’austérité des prêches des imams, les talents d’artistes du qâss permettaient de rendre accessible à une masse largement analphabète nombre d’enseignements islamiques. Souvent sous la forme de l’édification, à travers la figure de personnages biblico-coraniques ou de héros de l’islam. Mais leur goût pour le merveilleux l’emportant sur la rigueur qu’exige l’orthodoxie, les qâss seront chassés des mosquées d’Irak dès le califat de Ali. Aux côtés des récits d’inspiration coranique, on trouvait en effet des légendes judéo-chrétiennes et des contes antéislamiques propres à semer la confusion dans l’esprit des fidèles. Peu à peu, le qâss devient un artiste de foire, qui, « accompagné d’un singe apprivoisé » (al-Jâhidh, IXe siècle), raconte des histoires comme celles du « Loup qui n’avait pas mangé Joseph » (déplore Ibn Abi al-Hadid au XIIIe siècle)…

 
Des récits d'exploits semi-légendaires

L’évolution viendra des aires turque et iranienne. Elle est marquée par l’apparition à l’époque ottomane d’un nouvel appellatif, meddah («panégyriste», en arabe), qui désigne un conteur urbain. Le mot équivaut aux expressions persanes kissa-khwân et shehnâme-khwân référant respectivement aux domaines sacré et profane. Dans un premier temps, les meddahs turcs se sont inspirés des épisodes du Shâh-nâma, le grand poème épique qui retrace l’histoire de l’Iran, mais aussi des exploits semi-légendaires de héros de l’islam, tels que Hamza, Ali, Abu Muslim ou Battal, ou ceux des conquérants turcs de l’Anatolie, – Danishmend Ghazi, notamment. A partir du XVIIe siècle apparaissent, aux côtés de cette veine épique, des récits plus réalistes, inspirés de la tradition populaire, d’ouvrages tels que les Mille et une nuits ou encore de scènes de la vie quotidienne.

 
Le meddahlik ou art du meddah

A cette différence de contenu correspond également une différence de forme : le conteur devient davantage comédien, remplaçant la déclamation et le style indirect par les mimes, les dialogues et la multiplicité des personnages, rendue par une palette d’accents et de timbres de voix. Au XVIIIe le terme meddah ne désigne plus que cette dernière forme, qui a perduré telle quelle jusqu’au milieu du XIXe siècle à Istanbul, avant de se folkloriser, à mesure que se développaient les médias de masse. Assis sur une estrade, dans un lieu public (souvent, un café), le meddah a une canne avec laquelle il fait, au besoin, observer le silence. Sur son épaule, un mouchoir avec lequel il va pouvoir moduler sa voix et simuler ainsi une pléiade de personnages. Dans ses formules de début et de fin, de manière très moderne, il s’excuse par avance de toute ressemblance avec des personnes présentes dans l’auditoire, mais aussi de devoir aborder des sujets susceptibles de heurter. Depuis 2008, le meddahlik ou art du meddah est inscrit sur liste Unesco du patrimoine culturel immatériel de l’humanité.

Article publié sur Zaman France (09 juin 2014).

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Rendre ce qui a été confié, un des piliers de l’éthique islamique

par Seyfeddine Ben Mansour

Dans un canapé acheté d’occasion, trois jeunes New Yorkais, Reese Werkhoven, Cally Guasti et Lara Russo, trouvent la coquette somme de 40 000 dollars (30 000 euros). Ils la restituent. C’était là toutes les économies d’une vieille femme tombée malade, et qui ainsi aura pu se soigner. L’histoire est rapportée par le New York Post dans sa livraison du 14 mai. Cette qualité – la remise scrupuleuse des dépôts confiés, fût-ce par le hasard –, a un nom en islam, c’est l’amâna. Elle constitue une des vertus cardinales du musulman, un des piliers de son éthique.

Muhammad, l’«Homme sûr»

Avant l’islam déjà, rapporte Tabarî (839-923) dans ses Chroniques, « Muhammad était connu parmi les Qurayshites [tribu dominante de la Mecque, à laquelle il appartient, et qui sera parmi ses plus farouches adversaires] pour sa probité, son honnêteté et sa droiture : on l’appelait Muhammad al-Amîn [l’homme sûr]. » Ce mot, amîn, est de la même famille que îmân, qui désigne la foi, ou encore, à travers l’hébreu, de amen/âmîn, – littéralement, «je crois» –, la formule par laquelle on clôt des prières dans les trois religions. Ces mots sont construits sur la racine ‘MN, une des plus fréquentes du Coran. Entendue au sens le plus concret, l’amâna désigne un dépôt confié à un dépositaire. Par exemple, des dettes contractées en voyage entre deux personnes qui se font mutuellement confiance, comme il est question dans le très long verset II/282, suivi, en guise de conclusion, d’un verset court : « Si l’un d’entre vous confie quelque chose à un autre, sans témoin [et sans consignation écrite], que celui à qui il a été fait confiance [le dépositaire] le restitue à celui qui le lui a confié [le propriétaire], et qu’il craigne son Seigneur ! » (II/283).

Une vertu qui définit le musulman

La vertu en acte ici, l’amâna, est naturellement posée par Dieu comme étant définitoire de ses fidèles, de l’éthique islamique : «bienheureux sont ceux qui respectent les dépôts qui leur sont confiés ainsi que leurs engagements !» (XXIII/8). De manière particulière également, l’amâna concerne au premier chef les dirigeants (wulât al-amr), qui doivent, à terme, restituer le dépôt confié par le peuple, qu’il soit matériel, le Bayt al-Mâl, le Trésor public, ou immatériel, leur mandat (IV/58). Mais, les exégètes l’ont amplement montré, cette notion d’amâna revêt un sens beaucoup plus général, embrassant toute la sphère de la religion.

De Dieu à l'individu, les 3 niveaux de lamâna

Le grand théologien Fakhr ad-Dîn ar-Râzî (1150-1210) classe ainsi le respect fidèle des dépôts selon une hiérarchie à trois niveaux. D’abord, l’observance du dépôt confié par Dieu en suivant ses ordres et ses interdictions. Ibn ‘Umar, le fils du deuxième calife bien-guidé, considérait ainsi que tous les sens et membres de l’homme, – sa main, sa langue, ses yeux, etc. – sont autant de dépôts qu’un jour il devra rendre à Dieu, et qui entretemps doivent être employés selon Sa volonté. Ensuite, observer l’amâna vis-à-vis des êtres et des choses : respect des dépôts confiés, des poids et des mesures, de l’honneur et de la réputation des gens, devoir de justice des dirigeants, de direction et de conseil de la part des savants. Enfin, l’homme doit respecter sa propre personne que Dieu lui a confiée en choisissant toujours le meilleur pour lui dans ce monde et dans l’autre. Ainsi, toujours selon ar-Râzî, l’amâna embrasse-t-elle l’ensemble des obligations qui nous lient à autrui. Elle précède logiquement l’ordre d’appliquer la justice, qui n’est jamais qu’une tentative de réparer un mal qui a déjà été fait, et qui ne serait pas advenu dans une situation d’égalité où chacun veille à préserver le droit de l’autre. Elle précède logiquement l’ordre d’appliquer la justice, conclut ar-Râzî, parce que l’homme doit s’occuper de lui-même avant de s’occuper d’autrui.

Article publié sur Zaman France (02 juin 2014).

Mots clés : Tabarî, Muhammad, âmîn, amîn, amen, amâna, dépôt divin, Dieu, hommes, justice, Coran, ethique, morale, Islam, islamique, dépositaire, propriétaire, Fakhr ad-Dîn ar-Râzî, Islam des mondes.

Ghazal : profane ou mystique, l’amour chanté en langues d'Islam

par Seyfeddine Ben Mansour

Les 23 et 24 mai derniers, l’Institut du monde arabe accueillait le cheikh Said Hafez. Accompagné de l’ensemble Takht Attourath, il a donné un double concert de ghazal, une poésie chantée d’inspiration mystique dont les racines remontent au-delà de l’Islam. Curieux destin en effet que celui du ghazal, une forme poétique apparue dans l’Arabie du VIe siècle, et que l’Islam a sublimée, dédoublant ses registres – tantôt profane, tantôt sacré –, multipliant ses thèmes – amour, élégie, mélancolie, questionnement métaphysique, etc. –, la développant sur de vastes aires culturelles de l’Espagne à l’Afghanistan – arabe, persane, turque, indienne –, assurant, enfin, sa pérennité sur près de quinze siècles…
 
Une forme poétique antéislamique

A l’origine, le ghazal était une poésie amoureuse née en contexte bédouin, dans un environnement dépouillé où la parole était reine. Le ghazal était une poésie chantée pour complimenter une femme, louer sa beauté, lui témoigner son attachement ou regretter son absence. Le mot est ainsi apparenté au mot ghazâl, « gazelle », une image fréquente, employée pour décrire la beauté, l’élégance, la finesse de l’aimée. Ce genre se perpétuera, à l’instar des autres formes poétiques antéislamiques, sous les dynasties omeyyade et abbasside. Plus encore, il gagne en popularité, tandis que naissent des sous-genres comme le udhrî (courtois, platonique) et le tamhîdî (introductoire à d’autres poèmes). Ce dernier sous-genre connaîtra les faveurs de quelques-uns des plus grands auteurs classiques : Jarîr (650-728), Farazdaq (641-730), al-Akhtal (640-710). Le ghazal atteint ainsi les provinces les plus reculées de l’empire : en Espagne, le rabbin et philosophe Moïse Ibn ‘Ezra (1058-1138) rédige en hébreu ghazals profanes et ghazals sacrés. Mais c’est l’adoption de cette forme par les Iraniens qui sera véritablement déterminante pour son évolution.

 
Les deux périodes du ghazal

On distingue traditionnellement deux périodes. La première se situe entre le XIIe et le XIIIe siècle. Le ghazal persan se distingue de son pendant arabe par la langue, certes, mais aussi par une forme plus brève, par des couplets plus autonomes du point de vue du sens (chacun constituant en lui-même un mini-poème) et par le takhallus, sorte de signature lyrique où le poète mentionne son nom dans le vers final. L’un des plus grands représentants de cette période est Muslih ad-Dîn Sa‘dî (1184-1283), l’un des plus grands poètes de langue persane avec Hâfidh (1310-1337). La seconde période se place après l’invasion mongole (1218). Le radîf, refrain et motif décoratif autrefois facultatif, devient obligatoire. C’est cette forme – que prisait Mevlana Jalâl ad-Dîn ar-Rûmî (1207-1273) – qui va déborder de son aire persane d’origine pour gagner le subcontinent indien puis les régions turciques d’Asie centrale, et enfin, quoique dans une bien moindre mesure, l’Europe romantique.

 
Du persan à l'allemand

Langue littéraire par excellence en Asie centrale et en Inde, le persan est la seconde langue de ces poètes turcs ou indiens qui adapteront le ghazal à leurs idiomes. Ainsi Fuzuli (1483-1556), grand poète ottoman qui rédigea ses ghazals en azéri. Ainsi le fondateur de la littérature ouzbek, le poète afghan Mîr ‘Alî Shîr Nawâʾî (1441-1501), qui a écrit en turc tchagataï. En Inde, un des premiers maîtres du ghazal est Amîr Khusraw (1253-1325), qui écrivait indifféremment en persan et en hindi. Près de cinq siècles plus tard, c’est le grand poète Ghâlib (1796-1869) qui renouvelle le genre en l’adaptant à l’ourdou. Enfin, inspirés par les traductions de Goethe, des poètes allemands s’essaieront avec bonheur au genre, à l’instar de August Graf von Platen (1796-1835), auteur de Ghaselen et Neue Ghaselen.

Article publié sur Zaman France (27 mai 2014).

Mots clés : Muslih ad-Dîn Sa‘dî, Hâfidh, mevlana, Jalâl ad-Dîn ar-Rûmî, Asie centrale, Europe, Romantique, Fuzuli, Mîr ‘Alî Shîr Nawâʾî, ourdou, hindi, Amîr Khusraw, Ghâlib, goethe, August Graf von Platen, Ghaselen, Neue Ghaselen, hébreu, persan, Turc, azéri, udhrî, tamhîdî, Jarîr, Farazdaq, al-Akhtal, Moïse Ibn ‘Ezra, ghazal, Arabie, Islam, profane, sacré, Amour, élégie, mélancolie, questionnement, métaphysique, Espagne, Afghanistan, Arabe, persane, turque, indienne, Islam des mondes.

L’Ere des Tulipes, une période faste de l’Empire ottoman

par Seyfeddine Ben Mansour

Le 15 mai s’achèvera à Morges en Suisse la Fête de la tulipe. Cette année, c’est pas moins de 120 000 tulipes, correspondant à 300 variétés différentes, qui ont été plantées Parc de l’Indépendance, au bord du Lac Léman. La Hollande, en Europe comme ailleurs, est souvent perçue comme étant le pays de la tulipe par excellence. C’est oublier qu’elle doit ce statut, en partie du moins, à la Turquie, pays où cette fleur est un aujourd’hui un symbole national. Dans toutes les langues d’Europe, du reste, le mot qui sert à désigner cette fleur vient du turc tülbent.
 
Lâle devri, l’Ere des tulipes

A l’origine de son introduction en Occident, deux Français. Le premier, Ogier Ghislain de Busbecq, ambassadeur de Ferdinand Ier de Habsbourg (1503-1564) auprès de la Sublime porte, apporte les premiers spécimens de tulipe en Europe. Le second, le botaniste Charles de l’Ecluse, en développe la culture en Hollande. Très vite, l’engouement est grand à travers l’Europe. Mais c’est sans doute dans l’Empire ottoman que cet engouement prendra les formes les plus extravagantes. Réimportée de Hollande, pays où avaient été obtenues quantité de variétés nouvelles, sous le règne de Ahmed III, la tulipe a suscité un enthousiasme sans bornes. Elle donnera son nom à l’une des plus brillantes époques de l’empire ottoman, – Lâle devri –, l’Ere des tulipes, correspondant à la deuxième moitié du règne d’Ahmed III (1703-1730) et plus exactement aux treize années du vizirat de Nevshehirli Ibrahim Pasha. «On attribue à [ce dernier], grand vizir et gendre d’Ahmed III, le goût pour les tulipes. Il en avait un grand parterre dans sa maison de campagne, sur la rive du Bosphore. Il fit illuminer ce parterre, ce qui impressionna le sultan qui décida d’organiser la même célébration au palais de Topkapi tous les ans, sous le nom de Lalè-Tschiraghany (Illumination des tulipes)», rapporte ainsi le comte de Salaberry dans son Histoire de l’Empire ottoman. Le sultan comme le grand vizir étaient des hommes cultivés, d’un grand raffinement, et qui, tous deux, s’adonnaient à la poésie et à la calligraphie, arts nobles par excellence en Islam.

 
Un engouement extraordinaire

Pendant près de treize ans, Ibrahim Pasha créa ainsi une ambiance de perpétuelles festivités autour du thème de la tulipe. Les jardins comme les fenêtres étaient couverts de tulipes, une fleur dont on dénombrait pas moins de 839 variétés en 1726. Des compétitions étaient organisées chaque année. Certains bulbes étaient si chers que l’Etat a dû intervenir en 1722, fixant les prix pour éviter une envolée spéculative. Cet extraordinaire engouement fut en outre créateur, puisqu’il est à l’origine d’un genre poétique, qu’illustre merveilleusement l’œuvre de Nedim ; d’un style architectural, incarné notamment par le Laleli Camii, la Mosquée de la Tulipe ; et d’un style artistique, le «Baroque ottoman». Sur le plan politique et social, l’Ere des tulipes est marquée par un important mouvement de modernisation. En 1724, Ibrahim Müteferrika, un converti hongrois, installe la première imprimerie. Des ingénieurs militaires français sont chargés de préparer un plan de réformes de l’armée sur le modèle occidental, tandis qu’un autre converti, Ahmed Pasha Bonneval, met en place un nouveau corps d’artillerie. Le Grand vizir met en place une politique de préservation du patrimoine : l’exportation de manuscrits est interdite et un institut est créé pour la traduction des textes arabes et persans. Outre la bibliothèque califale, institution dirigée par le poète Nedim, cinq nouvelles bibliothèques sont créées. Une nouvelle impulsion est donnée à l’industrie de la porcelaine, tandis que dans les grandes cités de l’Empire, fleurissent les œuvres du génie civil : routes, aqueducs, mosquées, fontaines, etc

Article publié sur Zaman France (12 mai 2014).

Mots clés : baroque, Lale, Lale devri, ottoman, Ahmed III, Nevshehirli Ibrahim Pasha, Ibrahim Müteferrika, Ahmed Pasha Bonneval, Laleli Camii, Nedim, poésie, Turquie, empire, Ogier Ghislain de Busbecq, ambassadeur, Ferdinand Ier, Habsbourg, Sublime porte, Tulipe, Europe, botaniste, Charles de l’Ecluse, variétés, culture, Hollande, Pays-Bas, Flandres, Charles Quint, Islam des mondes.

Prénoms et patronymes du monde arabo-musulman

par Seyfeddine Ben Mansour

Les noblesses du nom : essai d’anthroponymie ottomane, paru aux éditions Brepols, est le dernier ouvrage de l’historien Olivier Bouquet. Il y montre notamment comment à partir des nomenclatures turques, arabes et persanes, les Ottomans inventèrent leurs propres modes de désignation. Dans l’usage arabo-musulman tel qu’il se met en place dès l’institution du califat, un individu est désigné par une suite de cinq noms, appartenant chacun à un type différent.
 
La kunya, l'ism et le nasab

Premièrement, la kunya, un nom dont le premier élément est Abû, «père», ou Umm, «mère». Ainsi le Prophète, devenu père d’un fils, Qâsim, était-il devenu Abû al-Qâsim. Cette kunya célèbre est à l’origine du prénom/patronyme Belkacem. Lorsque le second élément n’est pas le prénom d’un enfant, mais une qualité, le tout s’entend au figuré : Abû al-Mahâsin signifie ainsi «Celui aux Vertus».

Deuxièmement, l’ism, le nom personnel. On trouve ici une grande variété formelle. Des noms, des adjectifs, des participes : Fu’âd, «Cœur», Farîda, «Unique», Fâtih, «Conquérant». Des noms antéislamiques, qui ont survécu parce qu’ils ont été portés par le Prophète – Muhammad, «Loué», Mustafà, «Elu» –, des membres de sa famille – ‘Abbâs, «Lion» –, ou des figures majeures de l’islam du premier siècle (‘Umar, ‘Alî, ‘Uthman, etc.). Des noms hébraïques, sous leur forme coranique : Ibrâhîm (Abraham), Sulaymân (Salomon), Yahya (Jean), etc. Des composés dont le second élément est le nom de Dieu, ou l’un de ses 99 attributs : ‘Abd Allâh, «Serviteur de Dieu», ‘Abd al-Qâdir, «Serviteur du Puissant», etc. Des noms issus de la tradition des peuples conquis à l’islam : berbère (Yidder), persane (Khusraw, Rustam), turque (Arslan, Timur). Les derniers apparaissent vers le XIe siècle, avec les migrations turciques en Anatolie, en particulier seldjoukides et oghouzes. Portés par des chefs militaires, on les rencontre dans nombre de chroniques médiévales liées à l’Egypte et à la Syrie, jusqu’à la tardive période mamelouke (XVIe siècle). Ils tombent en désuétude sous l’empire ottoman, avant d’être remis à l’honneur au XXe siècle par les nationalistes turcs. On y trouve des éléments appartenant au fond turcique le plus ancien, notamment des noms de prédateurs : Babur, Bay-Bars, Alp-Arslan, Sonkur, Er-Toghril. Des noms à valeur propitiatoire, exprimant le vœu des parents : Yeter, «Assez», après une succession de filles, et donc l'absence d'héritier mâle. La période ottomane forgera des noms à partir de notions abstraites (Tewfiq, Hikmet), en y joignant parfois le suffixe -i (Selâmi).

Troisièmement, le nasab, la chaîne généalogique, où le nom du père suit la mention «fils», en arabe et en berbère (Ibn, Aït), ou la précède, en turc et en persan (-oğlu, -zâdê) : ainsi Rabî‘ Ibn Zayd, nom de l’évêque d’Elvire dans l’Espagne omeyyade, ou plus près de nous, Tugay Kerimoğlu, nom d’un célèbre footballeur turc.

 
La nisba et le laqab

Quatrièmement, la nisba, nom de relation, qui lie l’individu à un lieu, soit parce qu’il y est né – al-Bukhârî, «le Boukhariote» (nom du grand compilateur de hadiths), al-Qurtubî, «le Cordouan» (nisba du philosophe juif Abû ‘Imrân Mûsâ Ibn ‘Ubayd Allâh Maymûn, dit «Maïmonide») –, qu’il y a vécu – ar-Rûmî, «le Byzantin» (nisba de Mevlana, après qu’il se soit établi en Anatolie, ancien territoire byzantin), ou qu’il y a séjourné (cas fréquent chez les savants, grands voyageurs en Islam).

Enfin, le laqab, surnom, pointe une caractéristique physique – al-Aswad/Kara (Lenoir) –, ou sociale – al-Haddâd/Demir (Lefebvre, c'est-à-dire, "Le Forgeron"). Le laqab a notamment permis de créer un grand nombre de titulatures, les unes exaltant le pouvoir temporel – ‘Imâd ad-Dawla, «Pilier de l’Empire» (nom du fondateur de la dynastie bouyide en Iran au Xe siècle) –, les autres, le pouvoir spirituel – Sayf ad-Dîn, «Epée de la Religion» (nom d’un sultan mamelouk d’Égypte au XIIIe siècle). Les composés de la seconde forme sont aujourd’hui des prénoms.

Article publié sur Zaman France (05 mai 2014).

Mots clés : ism, Islam, kunya, nasab, nisba, laqab, anthroponyme, onomastique, Arabe, Turc, persan, Musulmans, propitiatoire, chaîne, généalogique, nom, prénom, surnom, relation, Islam des mondes.

Le Gujarat, haut lieu de l’islam indien

par Seyfeddine Ben Mansour

Sous la direction de Sharmina Mawani et Anjoom Mukadam, les éditions Rawat ont publié récemment un ouvrage collectif intitulé Globalisation, Diaspora and Belonging: Exploring Transnationalism and Gujarati Identity. A partir de l’expérience des Indiens du Gujarat, installés parfois depuis des siècles loin de leur Inde originelle, l’ouvrage examine la manière dont des facteurs tels que la langue, la culture, mais aussi le sentiment d’altérité dans un contexte diasporique globalisé, affectent et définissent le sentiment d’appartenance identitaire. Les Gujaratis sont aujourd’hui entre 65 et 75 milllions, dont trois millions environ vivent en diaspora, des Etats-Unis à l’Australie en passant par l’Afrique du Sud et le sultanat d’Oman. Si leur foyer d’origine, le Gujarat, compte aujourd’hui moins de 10 % de musulmans, il n’en fut pas moins un haut lieu de l’Islam indien.

La première mosquée d’Inde

Sa capitale historique, Ahmadabad (littéralement, «Ahmadville») est ainsi la première ville indienne qui soit l’aboutissement d’un projet urbanistique, en plein Moyen âge. Mais aussi, dit-on, le fruit d’un rêve. Au matin du 2 mars 1411, portant chacun une corde à la main, quatre Ahmad étaient réunis au bord du fleuve Sabarmati : un roi, Ahmad Shah Ier, et trois savants, Malik Ahmad, shaykh Ahmad Khattu et qadhi Ahmad Jod. A eux revenait le privilège de fonder symboliquement la nouvelle ville. Ahmad Shah Ier, sultan nouvellement couronné du Gujarat, avait en effet fait un songe : sa capitale devait être fondée par quatre personnes qui, de leur vie, n’avaient jamais manqué une prière, et qui, à l’instar du Prophète, répondaient au nom de «Ahmad»… Mais l’histoire islamique du Gujarat est plus ancienne encore. Plusieurs siècles avant sa conquête par le souverain turc ‘Ala ad-Din Khalji en 1297 et son intégration au sultanat de Delhi, le Gujarat avait été, avec le Sind, une des premières régions d’Inde à être gagnée à l’islam. Dès 635, une expédition lancée sur Thana et Bhaurch par le gouverneur de Bahreïn avait en effet abouti à l’installation d’une première colonie sur cette région côtière. Composée essentiellement de marins et de marchands d’origine sud-arabique ou persane, cette petite communauté édifiera la première mosquée d’Inde, une mosquée dont l’orientation vers Jérusalem (première qibla) souligne l’extrême ancienneté.

Une population mixte, riche et industrieuse

Mais surtout, quoique modeste, cette première communauté fera souche, multipliant les mariages avec les indigènes, et adoptant progressivement la langue et les usages locaux. Ailleurs sur la côte, la principauté de Sanjan (Sindân) est une cité portuaire florissante, comme le soulignent les géographes musulmans Ibn Khurradadhbih et Ibn Hawqal. De 813 à 841, les souverains Fadl Ibn Mahan, Muhammad Ibn Fadl et Mahan Ibn Fadl Ibn Mahan y règnent sur une population mixte composée d’hindous et de musulmans. L’historiographe al-Mas‘udi, qui a visité Cambay en 915, rapporte que d’importantes communautés musulmanes vivaient dans les principales cités gujaraties (Cambay, Chembur, Thana, Sopara, Sanjan, Bharuch), où cette population riche et industrieuse avait édifié un grand nombre de mosquées sous le règne des princes hindous. Si la prospérité du Gujarat a suscité des siècles durant l’afflux de commerçants et, plus généralement, de migrants, elle a également attisé les convoitises de plus d’un conquérant, dont le sultan d’ascendance turque Mahmud de Ghazni, qui en 1024 lance une attaque victorieuse contre le temple de Somnath. Un siècle et demi plus tard, c’est Shihab ad-Din Muhammad Ghori qui à deux reprises tente, sans succès, de s’emparer du Gujarat. C’est finalement l’un de ses généraux turcs, Qutb ad-Din Aybek, qui en 1197 remportera les premiers succès durables dans la région, avant de devenir le premier sultan de Delhi.

Article publié sur Zaman France (01 mai 2014).

Mots clés : Islam, Inde, Ahmad Shah Ier, ‘Ala ad-Din Khalji, Din Aybek, Malik Ahmad, Mahmoud de Ghazni, Ahmad Khattu, Mahan Ibn Fadl Ibn Mahan, Fadl Ibn Mahan, Din Muhammad Ghori, Ahmad Shah, Sabarmati, Shihab ad-Din Muhammad Ghori, Mahmud de Ghazni, Cambay, Chembur, Thana, Sopara, Sanjan, Bharuch, Muhammad Ibn Fadl, Ahmad Jod, États-Unis, Oman, Ahmadabad, Delhi, Gujarat, Ibn Khurradadhbih, Ibn Hawqal, Islam des mondes.

L'animal, une source de méditation en islam

par Seyfeddine Ben Mansour

Jusqu’à présent considérés par le Code civil comme des «biens meubles», les animaux sont désormais des «êtres vivants doués de sensibilité», la commission des Lois de l’Assemblée nationale leur ayant reconnu ce statut le 15 avril dernier.
En islam, de même que toutes les créatures adorent Dieu, chacune dans sa propre langue – de la prière de l’orant au parfum de la fleur en passant par le bourdonnement de l’abeille –, la miséricorde divine s’étend à l’ensemble la Création. Animaux compris, donc.
Mais plus encore, Dieu exige de l’homme, qui occupe le sommet de cette même Création, qu’il traite avec bonté et compassion les créatures qui lui sont inférieures, et qui souvent dépendent de lui.
Nier ce droit des animaux peut en effet conduire aux flammes éternelles, comme le souligne un hadith rapporté par al-Boukhari (III/1550) : «Une femme avait martyrisé une chatte en l’enfermant, la laissant mourir [de faim] : elle alla en Enfer […].»
 
La compassion pour l'animal

Nombreux sont les hadiths qui se rapportent aux devoirs de l’homme en la matière. Ils dessinent schématiquement les grands principes suivants : ne pas abuser des animaux, notamment en portant atteinte à leur dignité (les combats d’animaux sont ainsi proscrits), mais au contraire les traiter avec bonté ; ne mettre fin à la vie d’un animal qu’en cas de nécessité (nourriture, notamment) ; et dans ce dernier cas, le faire de manière rituelle, c’est-à-dire de manière digne et en limitant sa souffrance.
L’islam ne s’est d’ailleurs pas contenté de prescrire la compassion envers les animaux : il en a fait une des voies qui conduisent au Paradis. Citant l’exemple d’un homme à qui Dieu avait pardonné ses péchés pour avoir abreuvé un chien terrassé par la soif, le Prophète a souligné qu’«il y a une récompense pour le bien fait à tout être doué de sensibilité» (al-Boukhari, V/2238).
Plus d’une douzaine d’espèces animales sont mentionnées dans le Coran. Cinq d’entre elles donnent d’ailleurs leur nom à des sourates : la Vache (II), l’Abeille (XVI), la Fourmi (XXVIII), l’Araignée (XXIX) et l’Eléphant (CV).
 
L'émir des abeilles

Au-delà de la prise en compte de l’ensemble du règne animal, à travers le spectre qui va symboliquement du moucheron à l’éléphant, il s’agit de convier l’être humain à une méditation (XXIII:21) éminemment morale.
Et ce, en commençant par ce constat qu’il n’est «nulle bête rampant sur terre, nul oiseau volant de ses ailes, qui ne vive en société à l’instar de vous-mêmes » (VI:38).
Ainsi les abeilles, à qui Dieu a révélé «Prenez des demeures dans les montagnes, dans les arbres et dans les treillages que les hommes érigent. Butinez ensuite de toutes les fleurs et suivez en toute humilité les voies de votre Seigneur !» (XVI:68-69). Dans l’une de leurs Epîtres, les Frères sincères (Ikhwân as-Safâ’, des auteurs ismaélites du Xe siècle), observateurs mystiques du petit insecte, détaillent les enseignements qu’ils tirent des versets divins.
Architectes consommées, les abeilles sont aussi des économes avisées, qui évitent le moindre gaspillage dans la gestion de leurs provisions. Leur organisation politique est elle-même pleine de sagesse : à l’intérieur de la ruche, chacun exerce une fonction déterminée et l’émir gouverne l’ensemble dans l’intérêt de la communauté. Il n’y a pas de jalousie, ni de discorde, car les abeilles sont dotées d’une nature foncièrement bonne et d’une disposition innée à faire le bien. Elles sont en outre très pieuses : conscientes des nombreux bienfaits que le Créateur leur a octroyés, elles Le louent jour et nuit. Qu’il est triste dès lors de constater combien l’homme est ingrat ! Car il n’hésite pas, en effet, à les tuer, oubliant que la conduite de ses petites sœurs ailées lui fournit un exemple ô combien salutaire…

Article publié sur Zaman France (22 avril 2014).

Mots clés : compassion, animaux, animal, Corn, Islam, hadith, al-Boukhari, Vache, Abeille, Fourmi, Araignée, Eléphant, méditation, Epîtres, Frères sincères, Ikhwân as-Safâ’, ismaélites, Islam des mondes.

Druzes : un calife à la place de Dieu

par Seyfeddine Ben Mansour

Un ancien député israélien, le druze Said Nafa, a été reconnu coupable le 6 avril dernier d’intelligence avec l’ennemi.
Les Druzes sont aujourd’hui 1 700 000 en Syrie, 500 000 au Liban, 118 000 en Israël et 100 000 dans le reste du monde.
Loyaux vis-à-vis de l’Etat hébreu, leur position n’en tranche que davantage avec celle de leurs frères du Liban. Kamal Joumblatt, le leader charismatique de la communauté druze libanaise, était en effet un grand défenseur de la cause palestinienne. Son fils Walid, qui lui succède en 1977, s’alliera aux Syriens.
On analyse généralement ce genre de grand écart idéologico-politique d’un point de vue religieux. Un précepte commanderait aux Druzes, minorité professant un islam hétérodoxe, de dissimuler leurs croyances et de toujours faire allégeance au pouvoir du moment.
 
Un schisme dans le schisme

Issue de l’ismaélisme, un courant minoritaire de l’islam chiite, la religion druze est en effet un schisme dans le schisme.
Sa doctrine a été formalisée en Egypte au début du XIe siècle sous le califat chiite des Fatimides.
Cette formalisation est le fait de deux ismaéliens : le Persan Hamza Ibn Ali Ibn Ahmad et le Turc Muhammad Ibn Isma‘il Nashtakin ad-Darazi. Tous deux ont officié sous le règne du calife fatimide al-Hakim bi-Amr Allah (996-1021).
Guide (imâm) infaillible, dont l’autorité doctrinale fait loi, al-Hakim était al-‘Aql al-fa‘‘âl, «l’Intelligence agissante», sommet de la hiérarchie ismaélienne.
Dans les faits, c’était un prince excentrique dont les interprétations de la loi ne l’étaient pas moins. Un homme qui, vers la fin de sa vie, a voulu être considéré comme l’incarnation de Dieu même.
Certains de ses sujets et fidèles étaient enclins à le considérer comme tel. Parmi eux, Hamza et ad-Darazi.
Pour le second, l’Imâm al-Hakim, qui représente le principe du ta’wîl (vérité ésotérique, allégorique, profonde), est supérieur au Prophète Muhammad, qui représente le principe du tanzîl (vérité exotérique, littérale, superficielle).
Plus encore, al-Hakim serait l’incarnation d’al-‘Aql al-kullî, de «l’Intelligence cosmique», qui ne saurait être autre que divine. Hamza parachèvera l’œuvre dogmatique en présentant al-Hakim comme le maqâm de Dieu, le lieu de Sa présence. Dès lors, ce n’est qu’à travers la connaissance d’al-Hakim/Dieu que l’homme pourra accéder à la purification...
 
L’unité des êtres réside en Dieu

Malgré un appareil conceptuel largement ismaélien, la doctrine ainsi formalisée se pose en religion autonome, distincte à la fois du tanzîl sunnite et du ta’wîl ismaélien.
Une religion que les Druzes posent comme étant un monothéisme. Ils s’appellent d’ailleurs eux-mêmes Muwahhidûn, c’est-à-dire «Unitariens».
Néanmoins, là où l’unicité de Dieu (tawhîd) procède, dans l’islam orthodoxe, qu’il soit sunnite ou chiite, d’une profession de foi (la shahâda), elle est dans le druzisme l’aboutissement d’un cheminement. Un cheminement qui conduit à une connaissance intime, selon laquelle l’unité des êtres réside en Dieu.
Cette connaissance est transmise rituellement. Ainsi chaque Druze devient le dépositaire d’une vérité qui ne doit pas être divulguée hors de la communauté.
Car sur le plan social, l’appartenance confessionnelle et l’appartenance identitaire étant pratiquement confondues, il faut être Druze – né de père et de mère druzes – pour être en mesure de suivre la voie du tawhîd.
Cette exclusivité tient à l’alliance qui aurait été passée entre chaque Druze et Dieu lui-même, lorsque, pour la dernière fois, Il se serait manifesté dans la réalité historique. Il aurait alors pris la forme d’al-Hakim. C’était au XIe siècle, avant que ne «se referment les portes de la religion»…

Article publié sur Zaman France (14 avril 2014).

Mots clés : Religion, minorité, Hamza Ibn Ali Ibn Ahmad, persan, Turc, Muhammad Ibn Isma‘il Nashtakin ad-Darazi, al-Hakim bi-Amr Allah, al-Hakim, calife, Fatimide, Égypte, druze, Liban, Syrie, Israël, hétérodoxe, Islam, sunnite, chiite, ismaélien, druzisme, tawhid, muwahhidun, unicité, Dieu, ta’wîl, tanzil, Islam des mondes.