lundi 21 juillet 2014

La Mecque : une conquête sous le signe de la paix

par Seyfeddine Ben Mansour

Le 10 ramadan de l’an 8 (1er janvier 630), le Prophète entre dans la Mecque et la soumet sans coup férir. Après deux décennies de prédication mais aussi de lutte, souvent âpre, Dieu lui accorde la victoire finale, dans la paix et la sérénité. La Mecque, sa ville, mais aussi la cité-mère des paganismes de l’Arabie, se soumet. Elle va devenir par excellence la ville sainte de l’islam. Un moment crucial qu’avait annoncé le Coran : «Lorsque le secours de Dieu et Sa victoire viendront, lorsque tu verras les hommes, par multitudes, embrasser Sa religion» (CX:1-2)...
 
La chute de la Mecque

Le point de départ de ce basculement est la violation, par les polythéistes mecquois, du pacte conclu avec Muhammad. Le traité de Hudaybiya stipulait que les musulmans seraient autorisés à effectuer chaque année leur pèlerinage autour de la Kaaba. Il n’aura été effectif que pour l’année 629, l’aile dure des Mecquois – représentée par ‘Ikrima, Safwan Ibn Ummayya et Suhayl Ibn ‘Amr – ayant permis au clan des Banu Bakr d’attaquer les Khuza‘a, alliés des musulmans, en violation flagrante des termes de l’accord. Souhaitant éviter la confrontation, le Prophète proposa trois options aux Mecquois : 1) dénoncer leur alliance avec les Banu Bakr ; 2) payer des dommages et intérêts ; ou, en dernier recours, 3) annuler le traité, et donc la trêve. Parmi les Quraysh, le parti modéré était notamment représenté par Abu Sufyan, chef en titre de la tribu, mais dont le pouvoir était alors plus prestigieux qu’effectif. Contrairement à l’aile dure, il était favorable à un compromis avec Muhammad. Ce sont néanmoins les «faucons» qui l’emporteront : les deux premières options seront rejetées, ce qui précipitera la chute de la Mecque : «Nous leur avons bandé les yeux, au point qu’ils ne peuvent plus rien voir» (XXXVI:9)… Ces longues années de prédication et de lutte avaient apporté un grand nombre de convertis, et Muhammad put marcher sur la Mecque à la tête d’une armée de 10 000 hommes, chiffre considérable pour les sociétés arabes de l’époque.

 
"J’ai choisi pour vous l’islam comme religion"

En chemin, à un jour de marche de la Mecque, il rencontra Abu Sufyan, venu lui demander pardon et proclamer sa conversion à l’islam. Le pardon lui fut accordé. La conquête fit très peu de victimes (une vingtaine, causée par ‘Ikrima), l’armée ayant reçu l’ordre de ne pas verser le sang. Le Prophète déclara l’amnistie générale : «Peuple qurayshite, […] je vous dirai comme Joseph a dit à ses frères : "Nul reproche ne vous sera fait ce jour" [XII:92]»… La sécurité des biens et des personnes n’était pas assortie d’une obligation de conversion. Etait simplement sauf quiconque entrait «dans la maison d’Abu Sufyan», fermait «les portes de sa maison» ou entrait «dans l’espace sacré de la Kaaba». La Mecque ainsi pacifiée, le Prophète entreprit de purifier la Kaaba en détruisant les quelque 300 idoles qui profanaient cet édifice autrefois édifié par Abraham et son fils Ismaël. Les deux années qui suivirent virent la conversion à l’islam de pratiquement toute l’Arabie. Le 9 dhû al-hijja de l’an 10 (7 mars 632), le jour du rassemblement des pèlerins sur le mont Arafat, le Prophète reçut une révélation qui, sans doute, devait l’avertir de sa fin prochaine : «Aujourd’hui, J’ai amené votre religion à son point de perfection ; Je vous ai accordé Ma grâce tout entière et J’ai choisi pour vous l’islam comme religion» (V:5). C’est alors que pour son premier et dernier pèlerinage, le pèlerinage de l’Adieu (Hajjat al-Wadâ‘), il délivra ce célèbre sermon où il dit notamment : «Toute l’humanité descend d’Adam et Eve. Un Arabe n’est pas supérieur à un non-Arabe [ni] un Noir à un Blanc, si ce n’est par la piété et les bonnes actions. […] Souvenez-vous qu’un jour vous rencontrerez Dieu, et que vous devrez alors répondre de vos actions en ce monde.»

Article publié sur Zaman France (21 juillet 2014).

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Dhikr : invoquer le nom de Dieu, ne pas oublier ses bienfaits

par Seyfeddine Ben Mansour

Si Ramadan est le mois du jeûne, il est aussi celui de pratiques rituelles qui ont cours tout au long de l’année, et qui, durant le mois saint, gagnent en importance et en signification. Il s’agit de la prière, certes, mais aussi du dhikr, la remémoration-invocation de Dieu. On invoque le Créateur en récitant la shahâda, la profession de foi, – «Il n’y a de divinité que Dieu» (Lâ ilâha illâ Allâh) – ou par son nom de majesté, Allâh, nom qui synthétise et embrasse tous les autres. Ou encore par ses 99 autres, précisément, ces «beaux noms» (al-asmâ’ al-husnà) qui se répartissent en attributs de beauté ou de douceur d’une part, de majesté et de rigueur, de l’autre. Les premiers sont évidemment beaucoup plus invoqués que les seconds, et certains font l’objet d’une mention particulière, comme ar-Rahmân, «le Très-Miséricordieux», ar-Rahîm, le «Très-Compatissant», al-Latîf, «le Bienveillant», etc.
 
Se souvenir du Seigneur

Pratiqué avec une intention sincère (niyya), le dhikr mène à la proximité de Dieu, comme le souligne ce hadith qudsî (propos divin non coranique dans lequel Dieu s’adresse à l’être humain à la première personne) : «Je suis auprès de l’idée que Mon serviteur se fait de Moi, et Je suis avec lui lorsqu’il M’invoque.» A ses Compagnons, le Prophète dit un jour : «Les cœurs rouillent comme rouille de fer.» – «Et qu’est-ce qui les fait briller ?», demanda l’un d’eux. «L’invocation de Dieu et la lecture du Coran», répondit le Prophète. Nombreux sont en effet les versets dans lesquels il est recommandé d’invoquer Dieu. Le Coran invoque en premier lieu l’éminence du dhikr : «Y a-t-il un acte plus grand que celui de se souvenir du Seigneur [dhikr Allâh] ?» (XXIX:45). Le mot est ici à entendre dans son acceptation la plus large, qui englobe la prière (LXII:9), l’honneur de la Révélation faite à Muhammad et aux Arabes (XLIII:44), l’apprentissage par cœur du Coran (LIV:17), etc. Comme le soulignent les soufis – chez qui la pratique du dhikr occupe une place centrale – la remémoration-invocation de Dieu doit son caractère éminent au fait qu’elle est prescrite à tout moment. Elle détermine en fait chez l’être humain tout mode de présence à Dieu, quelle que soit la situation ou l’activité : «Ceux qui, debout, assis ou couchés, ne cessent d’invoquer Dieu» (III:191).

 
Paix et protection

Le Coran souligne par ailleurs les bienfaits spirituels de l’invocation. Ainsi le dhikr est paix : «N’est-ce pas que c’est au souvenir de Dieu que s’apaisent les cœurs ?» (XIII:28) ; il est protection : «Lorsque ceux qui craignent Dieu se sentent effleurés par le souffle de Satan, ils se souviennent de leur Seigneur et aussitôt redeviennent clairvoyants» (VII:201). Plus généralement, le dhikr pourrait à lui seul résumer la perspective spirituelle de l’islam. Seul le dhikr, en effet, permet de lutter contre l’amnésie qui atteint l’homme, oublieux du pacte (mîthâq) scellé avec Dieu dans la prééternité : «Rappelez-vous les bienfaits que Dieu vous a accordés ! N’oubliez pas le pacte qu’Il a conclu avec vous, lorsque vous avez dit : "Nous avons entendu et nous avons obéi !"» (V:7). Comme le rappelle si souvent le Coran, l’homme est oublieux par nature, oublieux des bienfaits de Dieu, et le kufr (étymologiquement, «négation», puis «mécréance») correspond bien à cette ingratitude quasi ontologique d’où va découler l’impiété. Le dhikr consiste dès lors à lutter contre ce penchant humain à la négligence, afin d’être présent à Dieu, c’est-à-dire être conscient de la présence divine. Il est aussi le premier pas sur la voie de l’amour, car, comme le disent les soufis, quand on aime quelqu’un, on aime répéter son nom et on ne cesse de penser à lui.

Article publié sur Zaman France (14 juillet 2014).

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Badr : la première grande bataille de l’islam

par Seyfeddine Ben Mansour

Le 17 Ramadan de l’an II (13 mars 624.) eut lieu la bataille de Badr. Première grande bataille de l’islam, elle oppose des polythéistes mecquois à des Médinois (Ansâr) et des Mecquois émigrés (Muhâjirûn) sous la conduite de l’Envoyé de Dieu. Evoquée dans le Coran dans la sourate des Prises de guerre (al-Anfâl/VIII), la bataille de Badr a effectivement pour point de départ l’attaque d’une caravane qurayshite. Il s’agissait pour les musulmans qui avaient dû fuir les persécutions des polythéistes mecquois, et dont les biens avaient été injustement saisis, de se dédommager des préjudices subis. Mais plus profondément, ce premier affrontement armé vise, pour les musulmans qui l’ont initié, à faire triompher la Vérité, tant il est vrai que «la vraie religion pour Dieu, c’est l’islam» (III:19). Un polythéiste «connu pour son audace et son courage», rapporte Muslim dans son Sahîh, avait rejoint le Prophète pour lui proposer ses services : «Je suis venu pour vous suivre et prendre une part du butin». Muhammad refusa : «Retourne, je ne solliciterai pas l’aide d’un polythéiste.»
 
Une armée de polythéistes

Badr est le nom d’un village situé dans une plaine, à la jonction de la route qui mène à Médine et de l’axe Mecque-Syrie, celui-là même qu’empruntent les riches caravanes des marchands mecquois. L'information était parvenue à Muhammad que celle conduite par Abu Sufyan, riche marchand mecquois, dirigeant éminent de la tribu Quraysh, mais surtout adversaire acharné du Prophète de l'islam, revenait de Syrie. «Voici la caravane de Quraysh. Allez vers elle. Peut-être Dieu vous aidera-t-Il à vous en emparer.» C’était une simple proposition faite à ses Compagnons, en rien contraignante. De fait, le Prophète ne s’attendait pas à devoir affronter une armée de polythéistes, ce dont le Coran fait écho : «Ce jour-là, vous vous trouviez sur le versant le plus proche et vos ennemis sur le versant le plus éloigné, tandis que la caravane se trouvait en contrebas. Votre rencontre, donc, aurait pu ne pas avoir lieu, même si vous vous étiez donné rendez-vous. Mais Dieu veillait à l’exécution d’un arrêt pris par Lui de toute éternité [...]" (VIII:42). C’est que, Abu Sufyan ayant eu vent des intentions de Muhammad, il bifurqua pour longer la côte, envoyant un de ses hommes à la Mecque chercher des renforts. Ce sont dès lors 950 Qurayshites armés qui arrivèrent à Badr, – soit trois fois plus que les effectifs des musulmans. Le temps que les Mecquois arrivent à Badr, la caravane était déjà hors d’atteinte, mais ils voulurent néanmoins faire une démonstration de force. Ils ont en effet «quitté leurs demeures, pleins d’ostentation et de gloriole» et «Satan avait embelli [à leurs] yeux [...] leurs propres actions et leur avait dit : "Qui, aujourd’hui, est en mesure de vous vaincre? D’ailleurs, je suis là, à vos côtés !"

 
L'humiliation infligée par les faibles d'hier

Mais, lorsque les deux troupes étaient en vue l’une de l’autre, Satan tourna sur ses talons et leur dit : «[...] En vérité, je crains Dieu, car Dieu est Terrible quand Il sévit !» Effectivement, malgré la faiblesse numérique des musulmans, la défaite fut catastrophique pour les Mecquois, qui perdirent 70 hommes, dont douze chefs de clans, au nombre desquels le fameux Abu Jahl, autre ennemi acharné de l’islam. Une humiliation sans précédent pour l’arrogante tribu de Quraysh, infligée par les faibles d’hier. La foi des musulmans les aura fait triompher. Et si Dieu les a assistés en envoyant mille anges combattre à leurs côtés (VIII:9), s’il a insufflé le courage dans le cœur des uns et semé la panique dans le cœur des autres, c’est pour rappeler que cette victoire, que toute victoire du Bien sur le Mal, de la Vérité sur les faux-semblants, si elle peut être le fait des fidèles ainsi récompensés en ce monde, procède, par définition, de Dieu seul.

Article publié sur Zaman France (07 juillet 2014).

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L'Hégire : à la conquête de la liberté religieuse

par Seyfeddine Ben Mansour

Le 10 Ramadan de l'an 8 de l'Hégire, la Mecque est prise par le Prophète Muhammad. Sans coup férir. Muhammad aura ainsi démenti l’adage selon lequel «nul n’est prophète en son pays». Non sans peine, certes. A bien des égards, le parcours de l’Envoyé de Dieu est prodigieux : voilà un homme qui prêche pendant plus d’une décennie dans sa ville natale, pour en être finalement chassé lui et ses fidèles (autour d’une centaine, alors). Puis, après une autre décennie, le voilà devenu le maître de cette même Mecque, recevant, au-delà, l’allégeance et la conversion de toute l’Arabie !
 
La persécution puis l'Hégire
 
 Entre ces deux moments, il y a eu l’Hégire (622), l’émigration vers Médine des musulmans de la Mecque ; un groupe d’environ 70 fidèles, partis, de manière préventive, par petits groupes, et qui seront par la suite rejoints par le Prophète, Abou Bakr, Ali et leurs familles. La raison en est les persécutions dont faisaient l’objet les musulmans de la part des puissants Qurayshites. La caste de marchands polythéistes a supporté la prédication de Muhammad tant que son oncle, Abou Talib (le père de Ali) était leur chef. A sa mort, c’est Abu Lahab, l’un des plus farouches adversaires du Prophète, qui prend sa place. Les premiers fidèles de l’islam appartenant pour l’essentiel aux franges les plus vulnérables de la société mecquoise (jeunes, pauvres, esclaves), Muhammad a préféré les envoyer chez les Médinois, avec lesquels il venait de s’allier, et où, donc, ceux qu’on allait appeler les Muhâjirûn, les Emigrés, allaient pouvoir vivre leur foi librement, mais aussi, aux côtés de leurs frères médinois, les Ansâr, contribuer au triomphe de l’islam.
 
Continuité du discours coranique
 
 On a coutume d’opposer la période mecquoise de la prédication prophétique à sa période médinoise : la première serait spirituelle et de souffrance, la seconde, séculière, faite de guerres et de violences. La réalité est plus complexe, et plus profonde. Certes, la prédication mecquoise est pacifique, malgré les persécutions. Les sourates sont courtes et souvent d’une grande beauté. Les thèmes mettent en avant la responsabilité de l’homme en tant que créature de Dieu, le Jugement dernier, l’opposition paradis/enfer, la Nature comme signes, la solidarité vis-à-vis des pauvres, etc. Certes, les sourates de la période médinoise sont plus longues, plus ancrées dans le monde ici-bas, comme le montrent les passages de type juridique. Néanmoins, les deux périodes sont moins tranchées qu’il n’y paraît, essentiellement parce qu’il y a eu continuité du discours coranique : approfondissement de l’histoire sacrée, mise en place du rituel, appel à la moralité et à la crainte de Dieu, promesses et menaces liées à l’au-delà, etc. Autrement dit, parce qu’il y a eu continuité du noyau religieux central de la prophétie, qui est à facettes multiples : arbitrage et pacification à l’intérieur de Médine, où naît le concept de Umma (communauté de croyants) dans un contexte pluriconfessionnel (tribus juives, notamment), géré par un Prophète législateur, arbitre des conflits et intercesseur entre les croyants et Dieu. L’autre facette, celle dirigée vers l’extérieur, s’exprime elle par la guerre, notamment contre Quraysh. L’interaction entre exigences internes et externes conduira, historiquement, à la défaite finale de Quraysh, et au triomphe de l’islam dans la région et bientôt dans l’ancien monde connu.

Article publié sur Zaman France (30 juin 2014).

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Nadir Shah Afshar, le «Napoléon persan»

par Seyfeddine Ben Mansour

Nader Chah ou la folie au pouvoir dans l’Iran du XVIIIe siècle (éditions L’Harmattan) est le dernier ouvrage consacré au célèbre souverain perse qui a voulu imposer le sunnisme en Iran. L’auteur, Foad Saberan, est un psychiatre franco-iranien qui s’est intéressé au parcours à la fois politique et psychiatrique de ce général extraordinaire – surnommé en Occident «le Napoléon persan» – qui a fait crever les yeux de son propre fils. Le grand Nadir Shah Afshar, de son nom de monarque, naît Nader-quli Beg, au sein d’une tribu turcique, les Turkmènes Afshar (dont il gardera fièrement le nom, devenu shah), en 1688, à Dastgird, dans le nord du Khorassan.

Une ascension fulgurante

C’est dans un contexte d’anarchie – les Afghans Ghalzay ont envahi l’Iran – que Nader-quli Beg entre au service de Malik Mahmud de Sistan, qui venait de prendre la ville de Mashhad. Mais très vite, formant sa propre armée de Turcomans Afshars, et s’alliant aux Kurdes Camishgazak, il défait son maître d’hier et prend à son tour le contrôle de la ville. Ce fait d’armes le fera remarquer par le monarque séfévide Tahmasb Mirza, qui le recrutera en 1726, lui et ses quelques 2 000 hommes. Son ascension sera fulgurante. Stratège de premier ordre, il remporta de nombreuses victoires, parfois à un contre dix : contre les Ottomans et les peuples du Caucase (Tchétchènes et Ingouches, notamment), mais surtout contre les Indiens, ses grands ennemis. Fait généralissime (qûrtshî-bashî), il rendra à Tahmasb Mirza la capitale de ses ancêtres, Ispahan, en 1729. Le souverain ne jouira pas longtemps de sa dignité de shah retrouvée : en 1731, Nadir le fait déposer en faveur de son fils Abbas III, et se fait nommer régent (wakîl ad-dawla, vice-roi). Le 9 décembre 1733, il impose une sérieuse défaite aux Ottomans à Kirkouk (Irak actuel).
 
Rétablir le sunnisme en Iran et reconstituer le territoire séfévide

Ayant définitivement bouté les Afghans hors de Perse, il se fera proclamer roi (shâh) en 1736 par la qûrûltây, une assemblée nationale composée de 20 000 dignitaires (chefs militaires, gouverneurs, ulémas). Il pose comme condition le rétablissement du sunnisme en Iran. Dans un traité conclu avec les Ottomans, gardiens des Lieux Saints, il est ainsi stipulé que les Iraniens ayant abjuré le chiisme seront considérés comme appartenant à la «cinquième école» du sunnisme, le jaafarisme (en référence à l’imam Ja‘far as-Sadiq)… Dès le printemps suivant, il marche sur Kandahar (Afghanistan actuel). Celui qui s’appelle maintenant Nadir Shah Afshar veut effacer le dernier souvenir de l’humiliation de la Perse, et reconstituer le territoire séfévide perdu : Husayn Sultan Ghalzay, frère de l’envahisseur Mahmud, capitulera en mars 1738. Kaboul, Jalalabad et Peshawar tomberont la même année, suivies par Lahore en 1740. Nadir Shah peut maintenant marcher sur l’Inde. L’empereur moghol Muhammad Shah avait fait placer 300 000 hommes, 2 000 éléphants et des centaines de pièces d’artillerie à 120 km de sa capitale, Delhi. Le 24 février 1739, ils étaient mis en pièces par l’armée persane. Le roi défait sera néanmoins réinstallé par son vainqueur sur le trône de l’Hindustan, non sans avoir dû céder à la Perse toutes les régions à l’ouest de l’Indus, et versé une somme faramineuse en réparations de guerre : 700 000 000 de rupies, le fameux Trône du Paon (Takht-i Tâwûs, le trône en or des souverains moghols, qui deviendra ainsi celui des empereurs d’Iran jusqu’en 1979), ainsi que le diamant Kûh-i Nûr, «Montagne de lumière», aux 66 facettes et aux 106 carats… Souverain aimé, Nadir Shah offrira à ses sujets persans une amnistie fiscale de trois années entières. Il mourra assassiné en 1747, après avoir sombré dans la folie.

Article publié sur Zaman France (17 juin 2014).

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L’art du conte en Islam

par Seyfeddine Ben Mansour

Le 18 mai dernier se sont achevées à Sousse, en Tunisie, les Journées du conteur. L’événement a réuni des dizaines d’artistes venus des quatre coins du monde, et en particulier de pays musulmans. L’histoire des conteurs en Islam commence avec le Ier siècle de l’Hégire, et est d’emblée liée à la religion. Le conteur n’en assume pas une fonction religieuse officielle pour autant, et longtemps, il louvoiera entre les domaines du sacré et du profane.
 
La figure du qâss

D’abord, il y a le qâss, qui apparaît dès l’époque du calife Ali Ibn Abi Talib (VIIe siècle). Sa fonction évoluera au fil des siècles, depuis la prédication religieuse au sein des mosquées jusqu’au récit d’aventures extraordinaires dans les foires. Par opposition à l’austérité des prêches des imams, les talents d’artistes du qâss permettaient de rendre accessible à une masse largement analphabète nombre d’enseignements islamiques. Souvent sous la forme de l’édification, à travers la figure de personnages biblico-coraniques ou de héros de l’islam. Mais leur goût pour le merveilleux l’emportant sur la rigueur qu’exige l’orthodoxie, les qâss seront chassés des mosquées d’Irak dès le califat de Ali. Aux côtés des récits d’inspiration coranique, on trouvait en effet des légendes judéo-chrétiennes et des contes antéislamiques propres à semer la confusion dans l’esprit des fidèles. Peu à peu, le qâss devient un artiste de foire, qui, « accompagné d’un singe apprivoisé » (al-Jâhidh, IXe siècle), raconte des histoires comme celles du « Loup qui n’avait pas mangé Joseph » (déplore Ibn Abi al-Hadid au XIIIe siècle)…

 
Des récits d'exploits semi-légendaires

L’évolution viendra des aires turque et iranienne. Elle est marquée par l’apparition à l’époque ottomane d’un nouvel appellatif, meddah («panégyriste», en arabe), qui désigne un conteur urbain. Le mot équivaut aux expressions persanes kissa-khwân et shehnâme-khwân référant respectivement aux domaines sacré et profane. Dans un premier temps, les meddahs turcs se sont inspirés des épisodes du Shâh-nâma, le grand poème épique qui retrace l’histoire de l’Iran, mais aussi des exploits semi-légendaires de héros de l’islam, tels que Hamza, Ali, Abu Muslim ou Battal, ou ceux des conquérants turcs de l’Anatolie, – Danishmend Ghazi, notamment. A partir du XVIIe siècle apparaissent, aux côtés de cette veine épique, des récits plus réalistes, inspirés de la tradition populaire, d’ouvrages tels que les Mille et une nuits ou encore de scènes de la vie quotidienne.

 
Le meddahlik ou art du meddah

A cette différence de contenu correspond également une différence de forme : le conteur devient davantage comédien, remplaçant la déclamation et le style indirect par les mimes, les dialogues et la multiplicité des personnages, rendue par une palette d’accents et de timbres de voix. Au XVIIIe le terme meddah ne désigne plus que cette dernière forme, qui a perduré telle quelle jusqu’au milieu du XIXe siècle à Istanbul, avant de se folkloriser, à mesure que se développaient les médias de masse. Assis sur une estrade, dans un lieu public (souvent, un café), le meddah a une canne avec laquelle il fait, au besoin, observer le silence. Sur son épaule, un mouchoir avec lequel il va pouvoir moduler sa voix et simuler ainsi une pléiade de personnages. Dans ses formules de début et de fin, de manière très moderne, il s’excuse par avance de toute ressemblance avec des personnes présentes dans l’auditoire, mais aussi de devoir aborder des sujets susceptibles de heurter. Depuis 2008, le meddahlik ou art du meddah est inscrit sur liste Unesco du patrimoine culturel immatériel de l’humanité.

Article publié sur Zaman France (09 juin 2014).

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Rendre ce qui a été confié, un des piliers de l’éthique islamique

par Seyfeddine Ben Mansour

Dans un canapé acheté d’occasion, trois jeunes New Yorkais, Reese Werkhoven, Cally Guasti et Lara Russo, trouvent la coquette somme de 40 000 dollars (30 000 euros). Ils la restituent. C’était là toutes les économies d’une vieille femme tombée malade, et qui ainsi aura pu se soigner. L’histoire est rapportée par le New York Post dans sa livraison du 14 mai. Cette qualité – la remise scrupuleuse des dépôts confiés, fût-ce par le hasard –, a un nom en islam, c’est l’amâna. Elle constitue une des vertus cardinales du musulman, un des piliers de son éthique.

Muhammad, l’«Homme sûr»

Avant l’islam déjà, rapporte Tabarî (839-923) dans ses Chroniques, « Muhammad était connu parmi les Qurayshites [tribu dominante de la Mecque, à laquelle il appartient, et qui sera parmi ses plus farouches adversaires] pour sa probité, son honnêteté et sa droiture : on l’appelait Muhammad al-Amîn [l’homme sûr]. » Ce mot, amîn, est de la même famille que îmân, qui désigne la foi, ou encore, à travers l’hébreu, de amen/âmîn, – littéralement, «je crois» –, la formule par laquelle on clôt des prières dans les trois religions. Ces mots sont construits sur la racine ‘MN, une des plus fréquentes du Coran. Entendue au sens le plus concret, l’amâna désigne un dépôt confié à un dépositaire. Par exemple, des dettes contractées en voyage entre deux personnes qui se font mutuellement confiance, comme il est question dans le très long verset II/282, suivi, en guise de conclusion, d’un verset court : « Si l’un d’entre vous confie quelque chose à un autre, sans témoin [et sans consignation écrite], que celui à qui il a été fait confiance [le dépositaire] le restitue à celui qui le lui a confié [le propriétaire], et qu’il craigne son Seigneur ! » (II/283).

Une vertu qui définit le musulman

La vertu en acte ici, l’amâna, est naturellement posée par Dieu comme étant définitoire de ses fidèles, de l’éthique islamique : «bienheureux sont ceux qui respectent les dépôts qui leur sont confiés ainsi que leurs engagements !» (XXIII/8). De manière particulière également, l’amâna concerne au premier chef les dirigeants (wulât al-amr), qui doivent, à terme, restituer le dépôt confié par le peuple, qu’il soit matériel, le Bayt al-Mâl, le Trésor public, ou immatériel, leur mandat (IV/58). Mais, les exégètes l’ont amplement montré, cette notion d’amâna revêt un sens beaucoup plus général, embrassant toute la sphère de la religion.

De Dieu à l'individu, les 3 niveaux de lamâna

Le grand théologien Fakhr ad-Dîn ar-Râzî (1150-1210) classe ainsi le respect fidèle des dépôts selon une hiérarchie à trois niveaux. D’abord, l’observance du dépôt confié par Dieu en suivant ses ordres et ses interdictions. Ibn ‘Umar, le fils du deuxième calife bien-guidé, considérait ainsi que tous les sens et membres de l’homme, – sa main, sa langue, ses yeux, etc. – sont autant de dépôts qu’un jour il devra rendre à Dieu, et qui entretemps doivent être employés selon Sa volonté. Ensuite, observer l’amâna vis-à-vis des êtres et des choses : respect des dépôts confiés, des poids et des mesures, de l’honneur et de la réputation des gens, devoir de justice des dirigeants, de direction et de conseil de la part des savants. Enfin, l’homme doit respecter sa propre personne que Dieu lui a confiée en choisissant toujours le meilleur pour lui dans ce monde et dans l’autre. Ainsi, toujours selon ar-Râzî, l’amâna embrasse-t-elle l’ensemble des obligations qui nous lient à autrui. Elle précède logiquement l’ordre d’appliquer la justice, qui n’est jamais qu’une tentative de réparer un mal qui a déjà été fait, et qui ne serait pas advenu dans une situation d’égalité où chacun veille à préserver le droit de l’autre. Elle précède logiquement l’ordre d’appliquer la justice, conclut ar-Râzî, parce que l’homme doit s’occuper de lui-même avant de s’occuper d’autrui.

Article publié sur Zaman France (02 juin 2014).

Mots clés : Tabarî, Muhammad, âmîn, amîn, amen, amâna, dépôt divin, Dieu, hommes, justice, Coran, ethique, morale, Islam, islamique, dépositaire, propriétaire, Fakhr ad-Dîn ar-Râzî, Islam des mondes.