par Seyfeddine Ben Mansour
Le
17 mai dernier, le Centre culturel turc Yunus Emre de Bruxelles
accueillait les universitaires Xavier Luffin et Hanife Güven pour une
conférence intitulée « Le monde vu par les Ottomans : quelques
témoignages de voyageurs-dignitaires durant les XVIIIe et XIXe siècles. —
Yirmisekiz Çelebi Mehmet Efendi, La France, paradis des Infidèles, et Ebubekir Efendi, Récits de voyages au cap de Bonne-Espérance. »
Le titre fleuri du sefaretnâme,
ou « journal d’ambassade », du diplomate ottoman Yirmisekiz Çelebi
Mehmet Efendi pourrait induire le lecteur moderne en erreur. Le
sefaretnâme procède en effet tout autant du récit de voyage que, plus
prosaïquement, du rapport rédigé par un fonctionnaire. A l’origine des
Tanzimat en effet — ces réformes qui s’instaurent dans l’Empire ottoman à
partir de 1939 — on retrouve les observations, mais surtout les
analyses, de ces diplomates envoyés du XVIIe au XIXe siècle dans une
Europe de plus en plus puissante. Après avoir été à son apogée au XVIe
siècle, l’Empire entame son déclin à partir du XVIIIe siècle : dans son
rapport à l’Occident, le dédain cède progressivement le pas à la
fascination, au sentiment d’infériorité, mais aussi à l’autocritique et à
l’émulation. L’ordre et la technique sont les deux thèmes qui
reviennent sans cesse dans le récit viennois du voyageur Evliya Celebi,
qui avait accompagné la délégation turque en 1665. Par ordre, il entend
d’abord la propreté, tant des hommes que des rues : « Dès qu’un cheval
salit par terre, boutiquiers et propriétaires des maisons se précipitent
dans la rue pour nettoyer le pavé. » Mais aussi l’ordre urbain : la
ville a un plan quadrillé, les rues sont pavées, les maisons sont hautes
de six étages, et même le roi s’arrête pour laisser passer les femmes.
L’ordre enfin qui tient à la bonne conservation : « Les Infidèles,
malgré leurs égarements, maintiennent près de […] quatre-vingt personnes
pour balayer, épousseter et nettoyer les livres […] », tandis que dans
la mosquée des Parfumeurs à Alexandrie, « tant de livres sont en train
de disparaître », dans l’indifférence générale. Cette supériorité se
manifeste aussi dans la technique : les machines (essentiellement des
automates à engrenages), et surtout la médecine (l’auteur assiste à une
opération à cerveau ouvert). A partir du milieu du XVIIIe siècle,
l’intérêt des diplomates turcs se focalisera essentiellement sur le mode
d’organisation de l’Etat. Ahmed Resmi Efendi observe ainsi en 1758 que
les Autrichiens « ne sont pas gaspilleurs dans l’administration de leur
Etat et se comportent de façon extrêmement sage et honnête [dans la
manière de] collecter [d]es revenus. » La critique du système ottoman,
avec son administration dépensière et poussive et son impôt à la
structure archaïque, est ici évidente. Ebubekir Ratib Efendi introduit,
quant à lui, la grande leçon que les ambassadeurs ottomans rapporteront
de l’Europe au XIXe siècle : plus l’Etat moderne augmente le nombre de
services offerts aux citoyens — hôpitaux, routes, ponts, relais,
timbre-poste, papier-monnaie, etc. — plus il augmente ses revenus. Mieux
encore, les taxes et impôts perçus par l’Etat ne sont pas des exactions
arbitraires, mais leur rationalité et leur régularité relèvent d’une
responsabilité mutuelle. Cette responsabilité est le corollaire de la
liberté individuelle : une personne est libre de ses actes dans la
mesure où elle paie ses impôts et obéit aux lois. Cette notion de
liberté individuelle en échange des devoirs envers l’Etat sera à la base
des réformes des Tanzimat de 1839.
Mots clés : Ebubekir Ratib Efendi, Evliya Celebi, Ahmed Resmi Efendi, Yunus Emre de Bruxelles, Xavier Luffin, Çelebi Mehmet Efendi, Hanife Güven, Alexandrie, Europe, France, Le Monde, culture, Islam des mondes.

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