mercredi 9 juillet 2014

Quand les Ottomans étaient séduits par les techniques d’Occident

par Seyfeddine Ben Mansour

Le 17 mai dernier, le Centre culturel turc Yunus Emre de Bruxelles accueillait les universitaires Xavier Luffin et Hanife Güven pour une conférence intitulée « Le monde vu par les Ottomans : quelques témoignages de voyageurs-dignitaires durant les XVIIIe et XIXe siècles. — Yirmisekiz Çelebi Mehmet Efendi, La France, paradis des Infidèles, et Ebubekir Efendi, Récits de voyages au cap de Bonne-Espérance. »

Le titre fleuri du sefaretnâme, ou « journal d’ambassade », du diplomate ottoman Yirmisekiz Çelebi Mehmet Efendi pourrait induire le lecteur moderne en erreur. Le sefaretnâme procède en effet tout autant du récit de voyage que, plus prosaïquement, du rapport rédigé par un fonctionnaire. A l’origine des Tanzimat en effet — ces réformes qui s’instaurent dans l’Empire ottoman à partir de 1939 — on retrouve les observations, mais surtout les analyses, de ces diplomates envoyés du XVIIe au XIXe siècle dans une Europe de plus en plus puissante. Après avoir été à son apogée au XVIe siècle, l’Empire entame son déclin à partir du XVIIIe siècle : dans son rapport à l’Occident, le dédain cède progressivement le pas à la fascination, au sentiment d’infériorité, mais aussi à l’autocritique et à l’émulation. L’ordre et la technique sont les deux thèmes qui reviennent sans cesse dans le récit viennois du voyageur Evliya Celebi, qui avait accompagné la délégation turque en 1665. Par ordre, il entend d’abord la propreté, tant des hommes que des rues : « Dès qu’un cheval salit par terre, boutiquiers et propriétaires des maisons se précipitent dans la rue pour nettoyer le pavé. » Mais aussi l’ordre urbain : la ville a un plan quadrillé, les rues sont pavées, les maisons sont hautes de six étages, et même le roi s’arrête pour laisser passer les femmes. L’ordre enfin qui tient à la bonne conservation : « Les Infidèles, malgré leurs égarements, maintiennent près de […] quatre-vingt personnes pour balayer, épousseter et nettoyer les livres […] », tandis que dans la mosquée des Parfumeurs à Alexandrie, « tant de livres sont en train de disparaître », dans l’indifférence générale. Cette supériorité se manifeste aussi dans la technique : les machines (essentiellement des automates à engrenages), et surtout la médecine (l’auteur assiste à une opération à cerveau ouvert). A partir du milieu du XVIIIe siècle, l’intérêt des diplomates turcs se focalisera essentiellement sur le mode d’organisation de l’Etat. Ahmed Resmi Efendi observe ainsi en 1758 que les Autrichiens « ne sont pas gaspilleurs dans l’administration de leur Etat et se comportent de façon extrêmement sage et honnête [dans la manière de] collecter [d]es revenus. » La critique du système ottoman, avec son administration dépensière et poussive et son impôt à la structure archaïque, est ici évidente. Ebubekir Ratib Efendi introduit, quant à lui, la grande leçon que les ambassadeurs ottomans rapporteront de l’Europe au XIXe siècle : plus l’Etat moderne augmente le nombre de services offerts aux citoyens — hôpitaux, routes, ponts, relais, timbre-poste, papier-monnaie, etc. — plus il augmente ses revenus. Mieux encore, les taxes et impôts perçus par l’Etat ne sont pas des exactions arbitraires, mais leur rationalité et leur régularité relèvent d’une responsabilité mutuelle. Cette responsabilité est le corollaire de la liberté individuelle : une personne est libre de ses actes dans la mesure où elle paie ses impôts et obéit aux lois. Cette notion de liberté individuelle en échange des devoirs envers l’Etat sera à la base des réformes des Tanzimat de 1839.

Article publié sur Zaman France (17 août 2011).

Mots clés : Ebubekir Ratib Efendi, Evliya Celebi, Ahmed Resmi Efendi, Yunus Emre de Bruxelles, Xavier Luffin, Çelebi Mehmet Efendi, Hanife Güven, Alexandrie, Europe, France, Le Monde, culture, Islam des mondes.



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