mercredi 9 juillet 2014

Gitans et Arabes : L’héritage partagé du flamenco

par Seyfeddine Ben Mansour

Depuis le 4 juillet se déroule à Mont-de-Marsan la 23e édition du Festival International Arte Flamenco. Sa programmation, très diversifiée, permet d’ouvrir au grand public cet art inscrit depuis 2010 sur la liste Unesco du patrimoine mondial de l’humanité.

Forme lyrique la plus orientale de l’Occident chrétien, le flamenco est apparu en Andalousie au XVIIIe siècle. La question de ses origines a fait l’objet des plus vifs débats, plus idéologiques d’ailleurs que réellement scientifiques. La survivance d’une forme artistique liée à la civilisation arabo-islamique a pu être en effet perçue par certains comme une victoire posthume de l’ « Infidèle », malgré la Reconquista et l’Inquisition. Deux thèses extrêmes s’opposent. D’une part, celle d’une origine purement arabe : le mot flamenco viendrait ainsi de l’arabe al-fallâh al-mankûb, « le paysan affligé », en référence aux longues plaintes du canto flamenco. D’autre part, celle d’un art certes développé par une population allogène, les Gitans, mais un art d’essence purement autochtone, et qui ne doit rien aux Arabes. Ainsi le spécialiste José Blas Vega, après avoir passé en revue toutes les influences musicales depuis les Phéniciens en passant par la musique grégorienne écrit-il sans sourciller que « ce sont [les Arabes] qui s’inspirèrent du folklore andalou », folklore auquel les Gitans « apportèrent […] l’écho musical de leur origine indo-aryenne »… La vérité est évidemment quelque part entre ces deux extrêmes. Tout d’abord, entre l’apparition du flamenco autour de 1750 et la chute du dernier royaume arabe, celui de Grenade, en 1492, il y a deux siècles et demi : l’héritage ne saurait être direct. Ensuite, cet art est un art exclusivement gitan. Les Gitans sont un peuple arrivé en Espagne au début du XVe siècle et venu du Rajasthan, dans le nord de l’Inde. Orientaux et nomades, leur culture accorde une grande place au chant et à la danse. Ces étrangers parmi les étrangers vont ainsi devenir des « passeurs » de culture. Ils assistent en effet à la fin d’un monde, celui de la culture arabo-musulmane, et à la reprise du pouvoir par les chrétiens, et aux siècles d’Inquisition qui suivront. Mais seuls ils étaient à même de conserver une partie de l’héritage lyrique arabe, dans sa forme populaire et non savante. Les premières formes attestées sont celles de chants très rustiques, dénués de rythme, et interprétés a capella : les tonàs. La manière arabe de chanter étant proscrite sous l’Inquisition, c’est un genre bien hispano-chrétien que les Gitans adapteront, celui des romances. Ce sont des histoires qui parlent des infidèles arabes qui ont été vaincus, expulsés… Les Espagnols les chantaient de manière syllabique, c’est-à-dire qu’à chaque syllabe correspondait une note. Les Gitans vont introduire deux modifications majeures, l’une affectant le fond, l’autre, la forme. Peu à peu, en effet, leurs chants deviendront un reflet de leur propre vie, celle d’une population marginalisée et méprisée, d’où, aujourd’hui encore, le mode de la plainte si caractéristique du flamenco. Quant à la forme, il s’agit d’une subversion : l’interprétation, de syllabique, devient mélismatique, c’est-à-dire qu’une même syllabe peut durer longtemps, en courant sur plusieurs notes. C’est là, typiquement, une manière de chanter orientale. Les aï ! que lancent ainsi les chanteurs flamenco, et qu’ils font durer, sont les équivalents des amân ! arabe ou turc. Quant au olé ! que pousse l’auditoire enthousiasmé, c’est non seulement l’équivalent, mais encore l’héritier étymologique direct du Allâh ! qu’Arabes ou Turcs lancent, de même, dans un sentiment proche de l’extase (tarab).

Article publié sur Zaman France (17 août 2011).

Mots clés : United Nations Educational Scientific and Cultural Organization, José Blas Vega, Inde, Espagne, Rajasthan, Islam des mondes.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire