par Seyfeddine Ben Mansour
Mohamed Arkoun est mort. L’un des plus grands intellectuels musulmans
vient de s’éteindre ce 14 septembre à Paris ; il avait 82 ans.
Universitaire de renommée internationale, professeur en Sorbonne, Arkoun restera avant tout pour la postérité le fondateur de l’islamologie appliquée. Cette discipline nouvelle consiste à aborder l’étude de l’islam selon une multitude d’approches : historique, linguistique, sociologique et anthropologique. Elle étudie le texte coranique, puis les textes seconds de la tradition, selon une méthode de «déconstruction», qui est une sorte d’archéologie des connaissances. Autrement dit, elle se propose de clarifier le passé (retracer de manière rigoureuse l’évolution des phénomènes) pour construire l’avenir (sur des bases sûres et non idéologiques). L’islamologie appliquée ne nie pas pour autant les apports théologiques et philosophiques dont se contentait l’islamologie classique, tributaire de l’idéologie coloniale. Mais, précisément, il était reproché à cette dernière de se comporter comme «le guide impassible d’un musée», et par là même de favoriser «l’implacable solidarité entre l’Etat, l’écriture, la culture savante et la religion officielle.», solidarité qui, depuis près d’un millénaire, enferme la pensée islamique dans un dogmatisme stérile. Car si elle se propose de tirer parti d’instruments nouveaux — le formidable développement de certaines sciences humaines comme la linguistique et l’anthropologie —, l’islamologie appliquée s’inscrit dans une tradition, certes lointaine et éphémère, mais authentiquement musulmane : «je n’ai fait qu’élargir, dans un contexte de modernité, l’attitude intellectuelle qui caractérise […] l’humanisme arabe du Xe siècle» écrit Arkoun. Ce faisant, il s’est mis en porte-à-faux vis-à-vis des tenants de l’orthodoxie islamique, incarnée aujourd’hui dans des régimes souvent autoritaires, et dans les responsables religieux qui leur sont inféodés. Il est significatif à cet égard que l’ambassadeur d’Algérie n’ait pas assisté à la levée du corps de son illustre compatriote, pas plus que Dalil Boubakeur, le recteur de la Mosquée de Paris, proche du Front de Libération Nationale, au pouvoir depuis 1962. Car si l’Algérien Mohamed Arkoun était totalement solidaire de son peuple qui revendiquait sa liberté et sa dignité dans les années 50, il s’inscrivait en faux contre le discours tenu par la Révolution algérienne. La composition plurielle de la nation algérienne (ethnique et culturelle) et la diversité de l’islam vécu en Algérie, deux réalités essentielles, étaient en effet niées par la Révolution. La conception de la lutte anticoloniale avait secrété une idéologie réactive, qui opposait à la prétention universaliste de l’Occident conquérant une identité exclusivement arabe d’inspiration nassérienne, et un islam conçu comme de pure orthodoxie, qui niait l’islam populaire, le seul, pourtant, qui se soit construit avec l’identité profonde des Algériens. Ces distorsions, parmi d’autres, sont à l’origine de l’œuvre de Arkoun. Né en 1928 dans un petit village de Kabylie, au sein d’une famille des plus modestes, il a très tôt fait l’expérience de l’altérité dans son propre pays : indigène par rapport aux Européens, Kabyle par rapport aux Arabes, pauvre, enfin, par rapport à ses condisciples issus de milieux aisés. Aussi, son «ambition, en tant qu’intellectuel musulman […] s’enracine [-t-elle] dans [son] expérience existentielle». Dès les années 50, il décidait «1. de comprendre ce qu’était la personnalité arabo-musulmane […] ; 2. de déterminer dans quelle mesure la civilisation moderne, représentée par la puissance coloniale, devait être considérée comme une civilisation universelle.» Sa vie durant, il soumettra la religion à la «raison interrogative», mettant en place une triade conceptuelle — transgresser, déplacer, dépasser — qui permettra entre autres choses de montrer le caractère artificiel et intéressé des cadres imposés par un millénaire d’orthodoxie. L’institution de la Oumma ou de la Chari‘a ne sont ainsi que des formes que l’Histoire a sacralisées : la vérité religieuse institutionnelle n’est que la résultante d’un rapport de forces. Mais surtout «la sphère de l’impensé et de l’impensable» délimitée négativement par le Pouvoir (l’orthodoxie) constitue un vaste champ d’investigation. Le Coran, littéralement «appel», invite à l’explorer. Arkoun a montré la voie ici et maintenant. Cette «porte de l’ijtihâd» (effort d’interprétation) enfin rouverte est son legs le plus précieux.
Universitaire de renommée internationale, professeur en Sorbonne, Arkoun restera avant tout pour la postérité le fondateur de l’islamologie appliquée. Cette discipline nouvelle consiste à aborder l’étude de l’islam selon une multitude d’approches : historique, linguistique, sociologique et anthropologique. Elle étudie le texte coranique, puis les textes seconds de la tradition, selon une méthode de «déconstruction», qui est une sorte d’archéologie des connaissances. Autrement dit, elle se propose de clarifier le passé (retracer de manière rigoureuse l’évolution des phénomènes) pour construire l’avenir (sur des bases sûres et non idéologiques). L’islamologie appliquée ne nie pas pour autant les apports théologiques et philosophiques dont se contentait l’islamologie classique, tributaire de l’idéologie coloniale. Mais, précisément, il était reproché à cette dernière de se comporter comme «le guide impassible d’un musée», et par là même de favoriser «l’implacable solidarité entre l’Etat, l’écriture, la culture savante et la religion officielle.», solidarité qui, depuis près d’un millénaire, enferme la pensée islamique dans un dogmatisme stérile. Car si elle se propose de tirer parti d’instruments nouveaux — le formidable développement de certaines sciences humaines comme la linguistique et l’anthropologie —, l’islamologie appliquée s’inscrit dans une tradition, certes lointaine et éphémère, mais authentiquement musulmane : «je n’ai fait qu’élargir, dans un contexte de modernité, l’attitude intellectuelle qui caractérise […] l’humanisme arabe du Xe siècle» écrit Arkoun. Ce faisant, il s’est mis en porte-à-faux vis-à-vis des tenants de l’orthodoxie islamique, incarnée aujourd’hui dans des régimes souvent autoritaires, et dans les responsables religieux qui leur sont inféodés. Il est significatif à cet égard que l’ambassadeur d’Algérie n’ait pas assisté à la levée du corps de son illustre compatriote, pas plus que Dalil Boubakeur, le recteur de la Mosquée de Paris, proche du Front de Libération Nationale, au pouvoir depuis 1962. Car si l’Algérien Mohamed Arkoun était totalement solidaire de son peuple qui revendiquait sa liberté et sa dignité dans les années 50, il s’inscrivait en faux contre le discours tenu par la Révolution algérienne. La composition plurielle de la nation algérienne (ethnique et culturelle) et la diversité de l’islam vécu en Algérie, deux réalités essentielles, étaient en effet niées par la Révolution. La conception de la lutte anticoloniale avait secrété une idéologie réactive, qui opposait à la prétention universaliste de l’Occident conquérant une identité exclusivement arabe d’inspiration nassérienne, et un islam conçu comme de pure orthodoxie, qui niait l’islam populaire, le seul, pourtant, qui se soit construit avec l’identité profonde des Algériens. Ces distorsions, parmi d’autres, sont à l’origine de l’œuvre de Arkoun. Né en 1928 dans un petit village de Kabylie, au sein d’une famille des plus modestes, il a très tôt fait l’expérience de l’altérité dans son propre pays : indigène par rapport aux Européens, Kabyle par rapport aux Arabes, pauvre, enfin, par rapport à ses condisciples issus de milieux aisés. Aussi, son «ambition, en tant qu’intellectuel musulman […] s’enracine [-t-elle] dans [son] expérience existentielle». Dès les années 50, il décidait «1. de comprendre ce qu’était la personnalité arabo-musulmane […] ; 2. de déterminer dans quelle mesure la civilisation moderne, représentée par la puissance coloniale, devait être considérée comme une civilisation universelle.» Sa vie durant, il soumettra la religion à la «raison interrogative», mettant en place une triade conceptuelle — transgresser, déplacer, dépasser — qui permettra entre autres choses de montrer le caractère artificiel et intéressé des cadres imposés par un millénaire d’orthodoxie. L’institution de la Oumma ou de la Chari‘a ne sont ainsi que des formes que l’Histoire a sacralisées : la vérité religieuse institutionnelle n’est que la résultante d’un rapport de forces. Mais surtout «la sphère de l’impensé et de l’impensable» délimitée négativement par le Pouvoir (l’orthodoxie) constitue un vaste champ d’investigation. Le Coran, littéralement «appel», invite à l’explorer. Arkoun a montré la voie ici et maintenant. Cette «porte de l’ijtihâd» (effort d’interprétation) enfin rouverte est son legs le plus précieux.
Article publié sur Zaman France (23 septembre 2010).
Mots clés : Mohamed Arkoun, islamologie, Islam, Sorbonne, Coran, Histoire, linguistique, sociologie, anthropologie, raison interrogative, Kabyle, Algérie, ijtihad, humanisme arabe, Islam des mondes.
Mots clés : Mohamed Arkoun, islamologie, Islam, Sorbonne, Coran, Histoire, linguistique, sociologie, anthropologie, raison interrogative, Kabyle, Algérie, ijtihad, humanisme arabe, Islam des mondes.

Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire