par Seyfeddine Ben Mansour
Tête de Turc, le film de Pascal Elbé, vient de sortir en DVD.
L’intrigue de ce thriller à la française est à l’image de la réalité
qu’il décrit : le social, le politique et la morale y sont
inextricablement liés, comme ils le sont dans la vie en banlieue. Bora,
le héros, est un adolescent turc. Moralement coupable, il est
socialement victime. C’est aussi, par ailleurs, un brave garçon. La
réalité est complexe, et ne saurait être enfermée dans des expressions
stéréotypées comme «tête de Turc», même si les clichés que dénonce le
titre ont, comme on sait, la vie dure. Sans doute est-ce parce qu’elles
viennent de loin, qu’elles ont l’épaisseur de l’Histoire, Histoire qu’à
leur manière elles racontent. Il existe en français plus de 70 mots et
expressions d’origine turque ou liées à la Turquie. Elles remontent pour
l’essentiel aux XVIIe et XVIIIe
siècles, époque où l’Empire ottoman faisait trembler l’Europe, où le
Turc était l’Ennemi, l’Autre par excellence. A ce titre, il était à la
fois objet de crainte et de fascination, à la fois barbare et raffiné.
On disait autrefois de quelqu'un de rude et de sans pitié qu'il était un vrai Turc et traiter quelqu'un à la turque signifiait le traiter sans ménagement. L’expression fort comme un Turc
est restée, lointain écho d’une époque où les combattants ottomans
impressionnaient par leur force, leur courage, et partant, leur cruauté.
A tel point que plus tard au XIXe
siècle, dans les fêtes foraines, le peuple défoulait sa peur ancestrale
du Turc en frappant de toutes ses forces sur une sorte de dynamomètre
surmonté d'une tête enturbannée, symbole du Turc. Cette pauvre figurine
constamment frappée par tout le monde est cette tête de turc sur laquelle chacun s'acharne. Puissant, excessif, le Turc l’est aussi dans ses menus plaisirs. On dit fumer comme un Turc,
réminiscence d’une époque où les épais nuages de fumée étaient d’autant
plus impressionnants que l’usage du tabac était pratiquement inconnu en
Occident. De même la consommation du café, breuvage moderne et raffiné,
introduit à la cour de Louis XIV par un envoyé de la Sublime Porte, le
muteferrika Soliman Agha. C’est le mot kahve, forme turque de l’arabe qahwa,
qui a donné notre «café». Le fameux petit déjeuner français, le duo
café et croissant, est ainsi doublement lié à la Turquie. La légende
raconte en effet que la célèbre viennoiserie aurait été inventée pour
célébrer la fin du second siège de Vienne en 1683, c’est-à-dire la
défaite des troupes ottomanes. Comme dans le cas de la tête de Turc des
foires françaises, c’est par le biais du symbole qu’on tire une
vengeance complète de l’Ennemi. En mangeant une pâtisserie qui figure le
croissant musulman, c’est bien ce même Ennemi qu’on dévore
symboliquement, et avec gourmandise. Dans un registre éminemment moins
passionné, mais toujours en rapport avec l’alimentation, on trouve en
français un grand nombre de mots d’origine turque. On songe certes au chiche-kebab, entré dans l’usage au milieu du siècle dernier, mais aussi à la moussaka (1934), à la halva (fin XIXe) et à la baklava
(1853). Dans ces emprunts relativement modernes, l’origine turque
semble évidente, même pour un non spécialiste. Il n’en va pas de même
pour des mots aussi familiers que yaourt (1798), sorbet (1553), bergamote (1536) ou caviar (1432). Un autre domaine est assez bien représenté, celui du vêtement. Outre le caftan (1537) et le caraco, citons la casaque (1413) et le gilet (yelek ; 1664), mais aussi des mots passés dans le registre familier ou argotique comme colback (1653) ou falzar (1878). Enfin, l’Histoire des mots se révèle parfois malicieuse : les deux acceptions du mot tülbend donneront lieu en français à deux formes distinctes, turban (1538) et tulipe (1611),
comme si la langue de Descartes avait voulu distinguer le symbole que
l’Occident associe au Turc, le turban, de celui que la Turquie s’est
choisie, la tulipe.
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