mardi 8 juillet 2014

Mawlid : une célébration populaire mais aussi politique

par Seyfeddine Ben Mansour

Hasard du calendrier, la Saint Valentin a coïncidé cette année avec le Mawlad, la fête qui commémore la naissance du Prophète. Pour autant, les ulémas turc n’ont pas vu d’inconvénient à ce qu’on célèbre la «Fête des Amoureux» (Sevgililer Günü) le jour du Mevlid Kandili. Le Ministre des Affaires Religieuses s’est même fendu d’une explication d’un enthousiasme aux accents soufis : «Quel beau hasard ! On fêtera la Naissance de l’Amoureux des Amoureux ! La prière sera encore plus vivante et l’amour que nous prendrons dans la Fête des Amoureux, nous le montrerons de façon encore plus belle à ceux et celles que nous aimons…»
Le Mawlad fait l’objet de rites festifs dans l’ensemble du monde musulman, parmi les sunnites comme parmi les chiites, du Sénégal au Turkestan, et de la Bosnie à l’Indonésie. Il ne correspond pas pour autant à une prescription religieuse. Il s’agit même d’une bid'a, d’une «innovation», considérée comme louable par un grand nombre d’ulémas, et comme blâmable par d’autres, salafistes, notamment. Quoi qu’il en soit, il s’agit aujourd’hui essentiellement d’une fête populaire, souvent nocturne, et où la dimension familiale est souvent centrale. Autrefois, c’était la dimension politique, aujourd’hui quasi absente, qui était centrale.
Historiquement, le Mawlad apparaît tardivement (quatre siècles après l’avènement de l’islam) et en milieu chiite. C’est en effet dans l’Égypte fatimide du XIe siècle, que naît la tradition de commémorer la naissance du Prophète. Il s’agit d’une fête palatine destinée exclusivement à l’élite religieuse et politico-militaire. Elle présente d’emblée des caractéristiques qui la distinguent de sa future célébration par les sunnites (la dynastie ayyûbide fondée par Saladin en 1171). De manifestation d’élite organisée le jour, ces derniers en feront un festival populaire organisé la nuit. Des habitudes fatimides, les Ayyûbides sunnites garderont l’aspect festif et la coutume royale de distribuer des cadeaux aux membres du corps des ulémas et de la «Maison du Prophète» (Ahl al-Bayt).
Différence notable : chez les Fatimides, le mawlid prophétique n’est qu’un parmi les six mawlid-s fêtés, et qui forment le système de la vénération de la Maison du Prophète : Muhammad, son cousin et gendre ‘Alî, sa fille Fâtima, ses deux petits-fils Hasan et Husayn, ainsi que le souverain en exercice (qui descend lui aussi de ‘Alî, ascendance dont il tire sa légitimité). Quoiqu’ils vénèrent eux aussi les membres de Ahl al-Bayt, les Ayyubides sunnites ne conserveront que l’anniversaire du Prophète. Cet usage né en Égypte va progressivement s’étendre au reste de l’empire ayyûbide (à Mossoul, Alep et Irbil entre 1150 et 1200), pour finalement se propager à l’Occident musulman (Maghreb et Espagne) d’abord, ensuite en direction du sous-continent indien. C’est sans doute à Irbil (actuel Kurdistan irakien), sous le règne de Muzaffar al-Dîn Kôkbûrî, vassal de Saladin qui accède au pouvoir en 1190, que le Mawlid prend véritablement ses traits sunnites. Il est à la fois une cérémonie officielle et une fête populaire qui attire les visiteurs de Mossoul, Nisâbîn et Bagdad. Car le prince l’organise avec l’appui des cercles mystiques locaux. Ce sont ces derniers qui l’ouvrent, probablement sous influence chrétienne, avec une procession de cierges (dans Mevlid Kandili, le nom turc de la fête, kandil signifie «lampe»). Elle se prolonge, tard dans la nuit, par un concert spirituel. La fête est aussi l’occasion de raffermir l’autorité du prince qui distribue des cadeaux aux dignitaires religieux et aux descendants du Prophète (shurafâ). Mais c’est dans l’Occident musulman post-almohade (fin XIIIe) que le Mawlid a été le plus investi comme ressource politique. Multipliant les arrangements généalogiques pour se rattacher aux Ahl al-Bayt, les dynasties ‘azafides (Ceuta), mérinides (Fès), nasrides (Grenade), ziyyânides (Tlemcen) et hafsides (Tunis) voueront un véritable culte politique au Prophète, érigé en instance garante de la légitimité de leur pouvoir.

Article publié sur Zaman France (18 février 2011).

Mots clés : Islam des mondes.


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