par Seyfeddine Ben Mansour
Le Petit théâtre ambulant a joué samedi 21 mai dernier à Vaugneray Nasr Eddin ou la sublime idiotie, une pièce librement inspirée de Sublimes paroles et idioties de Nasr Eddin Hodja, une compilation aussi savante que savoureuse, due à JeanLouis Maunoury.
Personnage légendaire, supposé avoir vécu dans le sud de l’Anatolie au XIIIe siècle, Nasr al-Dîn Khûja (Nasreddin Hoca en
turc moderne) est un bien curieux maître (hoca). Son turban, symbole
d’autorité morale, est d’une taille démesurée, et c’est à contresens
qu’il chevauche sa monture, un âne. C’est ainsi, du moins, qu’il est
représenté dans l’iconographie traditionnelle. Du XVIe siècle à nos
jours, le personnage a en effet servi de support à toute une tradition
populaire d’aphorismes, d’histoires drôles, de plaisanteries, de
facéties et d’anecdotes diverses. Nasr al-Dîn est un peu naïf, simple et
quelquefois lourd, mais plus avisé qu’il n’y paraît, assurément. Il ne
se donne d’ailleurs l’allure d’un simple d’esprit que pour mystifier ses
semblables ou les berner et vivre ainsi à leurs dépens. Sa bêtise
feinte est intéressée, et ses intentions rarement pures. Doté d’un
esprit d’à propos assez exceptionnel, il sait se tirer avec brio des
situations les plus délicates. Appartenant à la sphère d’influence
turco-islamique, Nasr al-Dîn Khûja est connu des Balkans jusqu’en
Mongolie. Il est présent en Albanie (Nasredin Hoxha), en Serbie
(Nasruddin Hodza), en Grèce (Nastradhin Chotzas), mais aussi dans la
tradition populaire bulgare et macédonienne, où il sert d’antagoniste au
héros national Chitur Petur. En se répandant dans les régions
d’obédience ottomane, le personnage annexera des matériaux relevant à
l’origine d’autres protagonistes, comme Qarâqûsh et Buhlûl (Turquie),
Ahmet Akaj (Crimée tatare), Navoi (Ouzbekistan) ou Aldarközö
(Kirghizistan). En Asie centrale, Nasr al-Dîn est connu sous le nom
d’Ependi ou Apandi (du turc efendi, qui, de même que hoca,
est un terme de respect). Dans l’aire d’influence persane, qui comprend
l’Iran, l’Afghanistan et les régions orientales de langue pashto, kurde
ou caucasienne, le personnage est appelé Mollâ Nasr al-Dîn. Ce à quoi
il faudrait sans doute ajouter l’aire d’influence arabe, le personnage
de Nasr al-Dîn s’étant progressivement confondu avec celui, plus ancien,
de Jûhâ, mentionné dès le IXe siècle dans la Risâla fî al-Hakamayn (Traité
sur les deux juges) d’al-Jâhiz. On rencontre ainsi, du Maroc à l’Irak,
dans des narrations comiques en berbère ou en arabe, les formes Jûhâ,
Gohâ, Jhâ et Chhâ. En Sicile et à Malte, anciennes colonies arabes, ce
même personnage est appelé respectivement Giufa et Djahan. S’il couvre
une aire géographique prodigieusement vaste — du Maroc à la Mongolie —
sa portée est plus vaste encore : l’Unesco a du reste déclaré l’année
1996 année Nasr Eddin Hodja, consacrant ainsi la valeur
universelle du personnage. On raconte qu’un jour, profitant de
l’inattention du chambellan, Nasr al-Dîn entra dans la grande salle, et
s’assit sur le trône. Un vizir, qui passait par là, le vit, et aussi
surpris qu’indigné lui demanda « Mais qui es-tu donc pour oser t’asseoir
sur le trône du sultan ? » — « Et toi, qui est-tu ? », répliqua,
imperturbable, Nasr al-Dîn. « Je… je suis vizir » répondit l’homme,
quelque peu décontenancé par tant d’aplomb. — « Et qu’espères-tu
devenir ? » lui demanda Nasr al-Dîn. — « Grand vizir ! » — « Et
ensuite ? » — « Ensuite ?... ensuite… sultan… » cafouilla-t-il. « Et
ensuite ? » continua Nasr al-Dîn. — « Ensuite ?... ensuite, rien. »
répondit le vizir. — « Eh bien tu vois, moi, je suis déjà ce rien. »
Article publié sur Zaman France (17 août 2011).
Mots clés : Malte, Iraq, Iran, Grèce, Ouzbékistan, Maroc, Mongolie, Albanie, Kirghizistan, Turquie, Mollâ Nasr al-Dîn, al-Jâhiz, Ahmet Akaj, Nasr al-Dîn, Nasr Eddin Hodja, al-Hakamayn, Nasr al-Dîn Khûja, Nasr Eddin, Balkans, Asie centrale, JeanLouis Maunoury, United Nations Educational Scientific and Cultural Organization, Islam, Islam des mondes.

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