par Seyfeddine Ben Mansour
L’héritage des noirs de Tunisie avec les Stambeli et Salah el-Ouergli,
tel est le titre d’un concert donné à l’Auditorium de l’Institut du
monde arabe le 28 janvier dernier. Le Stambeli est une pratique musicale
thérapeutique afro-arabe d’essence maraboutique, le pendant tunisien du
Gnawa marocain. Le nom, en arabe tunisien, signifierait littéralement
« stambouliote » (stambâli). La réalité étymologique est plus
complexe. Le mot dériverait selon toute vraisemblance du songhay ou du
haoussa, langues africaines dans lesquelles sambeli signifie, respectivement « maladie, infortune liée aux esprits » ou « danses de jeunes gens et de jeunes filles ». L’ajout du t
serait lié à l’arabisation du mot, et, historiquement, au lien entre
les cérémonies stambelies et le monde de la cour ottomane à Tunis.
Quoiqu’ils dénigraient officiellement ces pratiques hérétiques aux yeux
de l’islam, les beys y avaient en effet recours. Leur croyance dans les
vertus thérapeutiques de ces cérémonies magico-religieuses les amenaient
même, dès le XVIIIe siècle, à les faire exécuter au sein même du
palais. La communauté noire de Tunis avait, par ailleurs, à travers le bâsh âghâ,
esclave africain de rang supérieur, un porte-parole officiel au sein de
la cour. Comme ailleurs au Maghreb, l’Histoire des Noirs de Tunisie est
intimement lié à celle de l’esclavage. Leur ancienne condition servile
est à l’origine d’une dévalorisation sociale encore perceptible de nos
jours, où le terme Usîf, « Noir », signifie étymologiquement
« serviteur ». Cette réalité sociologique est en contradiction avec les
valeurs de l’islam, religion universelle. Un hadîth célèbre dénonce
d’ailleurs de manière explicite toute forme de racisme : « C’est sur la
seule base de sa vertu qu’un Arabe peut être distingué d’un non Arabe,
et un Blanc distingué d’un Noir. »
S’acculturer sans se nier
S’acculturer sans se nier
Pourtant,
contrairement aux esclaves blancs, qui pouvaient prétendre aux plus
hautes fonctions, — ainsi Murâd Bey (1613-1631), d’origine corse et
néanmoins premier bey héréditaire de Tunis —, les esclaves noirs auront
dû se frayer un chemin vers la reconnaissance sociale à travers l’islam
et la musique. Les formes syncrétiques qu’ils auront ainsi créées ne
sont pas conformes à la tradition légale : liées au culte des saints,
dénoncées par l’islam savant comme étant une forme d’associationnisme (shirk),
elles font en outre la part belle aux esprits, c’est-à-dire, en
l’espèce, à l’animisme africain ancestral de ces Noirs devenus Arabes et
musulmans. Ainsi le Stambali, mais aussi le personnage de Bûsa‘diyya,
qui, masqué et revêtu de peaux d’animaux exécute des danses rituelles,
le Bûrî, état d’extase et de possession, ou encore le sacrifice
du bouc noir dans le sanctuaire de Sîdî Fraj à Carthage, ou dans celui
de Sîdî Sa‘d, célèbre saint noir, à Mornag, au sud de Tunis. Pour non
orthodoxes qu’elles soient, ces pratiques ont permis historiquement à
une population brutalement coupée de son milieu géoculturel de pouvoir
s’acculturer sans se nier. Ces Noirs, dont les patronymes témoignent
encore de l’origine tchadienne (Burnâwî) ou ouest-africaine (Jinnâwî,
Tumbuktâwî), auront pu ainsi s’intégrer, par le bas, dans une société
qui les opprimaient, mais qui est néanmoins devenue la leur. La
confrérie maraboutique, dont le Stambeli est une des émanations, leur
aura permis de s’unir, via l’adoration de Dieu, aux autres hommes, ceux
de la classe dominante, qui, tout en les méprisant, avaient recours à
leurs services. Cet islam confrérique enfin aura offert un cadre pour
l’expression de leur identité, remplaçant, pour des générations
entières, la famille large disparue, et la tribu absente.
Mots clés : Islam des mondes.
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