par Seyfeddine Ben Mansour
Le 12 février dernier, au Vésinet, dans le cadre des Cafés culturels,
l’artiste Nicole Polge a donné une conférence intitulée « L’Ebru, l’art
du papier ottoman ». Le papier marbré est généralement utilisé en
reliure, notamment pour constituer les pages de garde. En Europe, où il
est arrivé au XVIIe siècle, il est d’origine ottomane. Longtemps,
d’ailleurs, il a été désigné par les expressions « papier turc » ou «
papier marbré turc ». L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert
(1751-1772) lui consacrera un article exhaustif, richement illustré.
D’Europe, la technique passera en Amérique au XIXe siècle. Elle naît
pourtant à l’autre extrémité du monde, au Japon, mille ans plus tôt.
Appelée suminagashi, « encres flottantes », elle consiste à
laisser tomber quelques gouttes d’encre dans l’eau, puis à souffler sur
sa surface pour produire des motifs aléatoires. On pose alors une
feuille de papier afi n qu’elle absorbe les encres flottantes, et que
s’impriment ainsi les volutes qu’elles dessinent. Il semble que c’est
par la Route de la soie que cette technique arrive en terre d’islam. On
la rencontre en effet dès le Xe siècle à Boukhara, en Asie centrale,
dans l’actuel Ouzbékistan. Mais c’est surtout à partir du XVe siècle que
la technique connaîtra une évolution notable, dans les cours raffinées
des princes timourides de Hérat (actuel Afghanistan), des Safavides de
Perse, des Moghols d’Inde, et enfin des Ottomans d’Anatolie.
Mustafa Düzgünman : un maître contemporain de l’ebru
Mustafa Düzgünman : un maître contemporain de l’ebru
Le perfectionnement consistera notamment à utiliser des pigments de
terre plutôt que des encres, et à ajouter à l’eau un épaississant (kitre,
« gomme adragante »). La gélatine ainsi obtenue permet de contrôler le
mouvement et le dessin, mais aussi de lui donner du volume. Un des
critères pour juger de la beauté d’une oeuvre est d’ailleurs la qualité
de son duvet (hav) : la hauteur de la teinture par rapport à la
surface du papier offre en effet au toucher une sensation de velours.
La technique appartient désormais aux arts islamiques du livre, — au
même titre que la calligraphie —, arts particulièrement développés au
sein d’une civilisation où l’écrit tient une place centrale. On la nomme
généralement d’un nom persan : abrî, « nuages », simplifi cation de kâghaz-e abrî,
« papier de nuages ». Certains auteurs y ont vu une origine turcique :
ebre signifie en effet « moiré » en djaghataï, une langue turque
ancienne. L’appellation arabe, al-waraq al-mujazza’, sera d’un
usage fort limité dans un monde turco-iranien où le persan est langue de
culture. Depuis la fin du XIXe siècle, on emploie en Turquie la forme
ebru. Un des plus anciens exemplaires d’ebru ottoman est conservé au
Palais de Topkapi à Istanbul. Il s’agit d’une copie du Hâl nâmah,
une oeuvre datant de 1540 due au poète ‘Ârifî. Sur les marges d’un
texte calligraphié, le manuscrit y arbore des effets marbrés d’une
grande élégance. Parmi les grands maîtres de l’ebru turc, il faut citer
Sebek Mehmet Efendi, dont le nom est mentionné dans le premier ouvrage
ottoman sur la question, le Tertib-i risâle-i ebrî (postérieur à
1615), mais aussi Hatip Mehmet Efendi (m.1773), connu pour avoir
développé les motifs floraux qui portent son nom, et Edhem Effendi (m.
1904), qui, le premier, a mis en place une industrie artisanale pour
répondre aux besoins de l’imprimerie naissante. Necmeddin Okyay
(1885-1976), son disciple, enseignera l’ebru à l’Académie des Beaux-arts
d’Istanbul, où il formera des générations d’artistes, parmi lesquels
Mustafa Düzgünman (1920-1990), qui a été le maître de nombre de
spécialistes contemporains de l’ebru.
Mots clés : Sebek Mehmet Efendi, Nicole Polge, Hatip Mehmet Efendi, Istanbul, Japon, Turquie, Inde, Afghanistan, Europe, Asie centrale, Islam des mondes.
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