jeudi 10 juillet 2014

Le papier marbré, un art ottoman, un art d’islam

par Seyfeddine Ben Mansour

Le 12 février dernier, au Vésinet, dans le cadre des Cafés culturels, l’artiste Nicole Polge a donné une conférence intitulée « L’Ebru, l’art du papier ottoman ». Le papier marbré est généralement utilisé en reliure, notamment pour constituer les pages de garde. En Europe, où il est arrivé au XVIIe siècle, il est d’origine ottomane. Longtemps, d’ailleurs, il a été désigné par les expressions « papier turc » ou « papier marbré turc ». L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (1751-1772) lui consacrera un article exhaustif, richement illustré. D’Europe, la technique passera en Amérique au XIXe siècle. Elle naît pourtant à l’autre extrémité du monde, au Japon, mille ans plus tôt. Appelée suminagashi, « encres flottantes », elle consiste à laisser tomber quelques gouttes d’encre dans l’eau, puis à souffler sur sa surface pour produire des motifs aléatoires. On pose alors une feuille de papier afi n qu’elle absorbe les encres flottantes, et que s’impriment ainsi les volutes qu’elles dessinent. Il semble que c’est par la Route de la soie que cette technique arrive en terre d’islam. On la rencontre en effet dès le Xe siècle à Boukhara, en Asie centrale, dans l’actuel Ouzbékistan. Mais c’est surtout à partir du XVe siècle que la technique connaîtra une évolution notable, dans les cours raffinées des princes timourides de Hérat (actuel Afghanistan), des Safavides de Perse, des Moghols d’Inde, et enfin des Ottomans d’Anatolie.

Mustafa Düzgünman : un maître contemporain de l’ebru
 
Le perfectionnement consistera notamment à utiliser des pigments de terre plutôt que des encres, et à ajouter à l’eau un épaississant (kitre, « gomme adragante »). La gélatine ainsi obtenue permet de contrôler le mouvement et le dessin, mais aussi de lui donner du volume. Un des critères pour juger de la beauté d’une oeuvre est d’ailleurs la qualité de son duvet (hav) : la hauteur de la teinture par rapport à la surface du papier offre en effet au toucher une sensation de velours. La technique appartient désormais aux arts islamiques du livre, — au même titre que la calligraphie —, arts particulièrement développés au sein d’une civilisation où l’écrit tient une place centrale. On la nomme généralement d’un nom persan : abrî, « nuages », simplifi cation de kâghaz-e abrî, « papier de nuages ». Certains auteurs y ont vu une origine turcique : ebre signifie en effet « moiré » en djaghataï, une langue turque ancienne. L’appellation arabe, al-waraq al-mujazza’, sera d’un usage fort limité dans un monde turco-iranien où le persan est langue de culture. Depuis la fin du XIXe siècle, on emploie en Turquie la forme ebru. Un des plus anciens exemplaires d’ebru ottoman est conservé au Palais de Topkapi à Istanbul. Il s’agit d’une copie du Hâl nâmah, une oeuvre datant de 1540 due au poète ‘Ârifî. Sur les marges d’un texte calligraphié, le manuscrit y arbore des effets marbrés d’une grande élégance. Parmi les grands maîtres de l’ebru turc, il faut citer Sebek Mehmet Efendi, dont le nom est mentionné dans le premier ouvrage ottoman sur la question, le Tertib-i risâle-i ebrî (postérieur à 1615), mais aussi Hatip Mehmet Efendi (m.1773), connu pour avoir développé les motifs floraux qui portent son nom, et Edhem Effendi (m. 1904), qui, le premier, a mis en place une industrie artisanale pour répondre aux besoins de l’imprimerie naissante. Necmeddin Okyay (1885-1976), son disciple, enseignera l’ebru à l’Académie des Beaux-arts d’Istanbul, où il formera des générations d’artistes, parmi lesquels Mustafa Düzgünman (1920-1990), qui a été le maître de nombre de spécialistes contemporains de l’ebru.

Article publié sur Zaman France (24 février 2012).

Mots clés : Sebek Mehmet Efendi, Nicole Polge, Hatip Mehmet Efendi, Istanbul, Japon, Turquie, Inde, Afghanistan, Europe, Asie centrale, Islam des mondes.


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