par Seyfeddine Ben Mansour
Il y a 519 ans, le 31 mars 1492, sur décision d’Isabelle de Castille et
de Ferdinand d'Aragon, les juifs d’Espagne sont sommés de choisir entre
l’exil, la conversion ou la mort. La situation est différente pour les
musulmans, les rois catholiques ayant signé avec Abû ‘Abd al-Ilâh de
Grenade, roi déchu, des accords garantissant leur liberté de culte. Ils
seront néanmoins très vite abrogés et dès 1502 apparaissent les premiers
édits de conversion. En 1526, Charles Quint ira plus loin, inaugurant
une politique de déculturation : interdiction du port du voile,
de la langue arabe, des noms arabes, ainsi que de tout symbole
islamique (main et croissant, notamment). Mais les musulmans
résisteront. Un siècle et demi durant, ceux qu’on appelle désormais les
«Morisques», bien que convertis en apparence au catholicisme, auront su
garder l’essentiel : leur attachement indéfectible à la foi islamique.
Dans un esprit de taqiyya («prudence»), autorisée par le muftî
Ahmad ibn Jum'a en 1504, et pour pouvoir échapper aux tribunaux et aux
bûchers de l’Inquisition, ils simulent — quoiqu’au minimum —, les
pratiques chrétiennes. Dans le même temps, chaque membre de la
communauté assume, à son niveau et selon ses moyens, un devoir de
censure et d’éducation. Ici comme ailleurs, le rôle des femmes est
central dans la transmission du savoir et des pratiques. Les faqîh -s,
ces cadres pourtant indispensables, à la fois juristes et conseillers,
ont en effet pratiquement disparu. Il reste néanmoins des lettrés parmi
les Morisques. L’Inquisition et l’Eglise catholique les forment dans des
séminaires afin qu’ils convertissent en profondeur les membres de leur
communauté. Désormais remarquablement cultivés en latin et en grec,
connaissant par le menu la doctrine chrétienne, c’est néanmoins au
service de la polémique antichrétienne qu’ils mettront leur savoir.
Multipliant bréviaires coraniques, traités de hadîths et autres livres
d’instruction islamique, ils compteront parmi les membres les plus
efficaces de la résistance culturelle. On les voit ainsi occulter de
grands thèmes islamiques, — tels que la virginité de Marie ou
l’interprétation spirituelle du Paradis —, trop proches des croyances
des oppresseurs, pour mettre en valeur le Tawhîd , l’unicité de Dieu, opposée ici au shirk
(«association»), au blasphème absolu que constitue la Trinité. Ils
retrouvent en cela les arguments d’autres communautés religieuses
persécutées par l’Espagne catholique, les érasmistes et les protestants,
dont ils connaissent les œuvres, et dont ils ont recherché l’alliance
en Navarre. Chez les uns comme chez les autres, une même ironie contre
les moines, contre le latin, un même refus des idoles et du Purgatoire,
un même retour au Livre, sans clergé. Dans cette période d’interdictions
et de persécutions, les Morisques ont développé une
contre-acculturation à la mesure de la pression chrétienne. Non
seulement on n’observe chez eux aucun signe de compromis, mais encore
leur opposition au christianisme, bien que sourde, n’en était pas moins
puissante. Ainsi la célébration de l’Atheucia, l’une des quatre
grandes fêtes de l’islam caché des Morisques. Sous ce nom opaque se
cache le Mawlid, la naissance du Prophète, conçu alors, essentiellement,
comme un anti-Noël. La résistance islamique finira ainsi par triompher
de la prodigieuse machine à broyer les consciences que fut
l’Inquisition. L’édit d’expulsion lui-même (22 septembre 1609) sera vécu
comme une hijra libératrice (en référence à l’émigration à
Médine des premiers musulmans, persécutés par les polythéistes
mecquois), les Morisques s’assimilant en outre au peuple de Dieu
échappant, par voie de mer, aux griffes de Pharaon.
Mots clés : Islam des mondes.

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