jeudi 3 juillet 2014

Sicile normande : un royaume chrétien arabo-musulman

par Seyfeddine Ben Mansour

La ville de Turin a annoncé récemment avoir autorisé la construction d’une mosquée et d’un centre culturel islamique. Un million de musulmans vivent en Italie, et sont pour la plupart contraints de pratiquer leur religion dans des caves et des garages. Il n’existe en effet à ce jour qu’une seule mosquée officielle dans tout le pays, la grande mosquée de Rome. Le président de l’association porteuse du projet, Abdelaziz Khounati, semble confiant : cette seconde mosquée consacrera selon lui une société "ouverte et multiculturelle".

L’Italie a pourtant  déjà connu une telle société : au Moyen Age, la majorité de la population de la Sicile était musulmane. La tolérance religieuse, modèle politique importé par les dynasties arabes qui ont régné sur l’île du IXe au XIe siècle, sera pratiquée par les successeurs chrétiens, les Normands. Ces Français descendants de Vikings, déjà maîtres de la Normandie et de l’Angleterre, créent un royaume sans équivalent dans l’histoire de l’Occident chrétien et qui durera jusqu’au milieu du XIIIe siècle. L’arabe est en effet la langue maternelle de la majorité, formée en Sicile par les musulmans et les juifs. C’est aussi la langue de l’administration, aux côtés du latin et du grec. C’est enfin une langue de prestige que pratiquent le roi et l’aristocratie. Dans l’administration du royaume chrétien, comme au sein du gouvernement, les musulmans sont majoritaires. Ils sont aussi largement présents au sein de l’armée.


Guillaume Ier, al-Hâdî bi-amr Allâh


Ainsi l’organe essentiel du service financier central créé par Roger II en 1184 est-il appelé diwân al-tahqîq al-ma’mûr ("bureau de vérification"), sékréton en grec, et dohana de secretis en latin. C’est ce mot de dohana, latinisation de l’arabe dîwân, qui est à l’origine de notre "douane". De même pour le mot amîr (prince, chef militaire) qui donnera notre "amiral". Emir dans la monarchie normande est en effet un titre militaire, ainsi trouve-t-on l’émir Guillaume Bidon et l’émir des émirs Georges d’Antioche. Plus tard, ce titre sera réservé aux chefs de la marine de guerre, d’où son sens actuel en français. Grands admirateurs de la culture islamique, les rois normands ont le plus grand respect pour les hommes de science. De passage en Sicile en 1184, le géographe arabo-espagnol Ibn Jubayr y est accueilli avec chaleur; il est surpris de constater que ses hôtes normands s’expriment non seulement en arabe, mais encore avec grâce. Dans sa relation de voyage (Rihla), il écrit : "Le roi [Guillaume II] compte sur [les musulmans] pour traiter un grand nombre de ses affaires, y compris les plus importantes." Son grand-père, Roger II de Sicile, est connu pour avoir appelé à sa cour un autre savant arabo-espagnol, al-Idrîsî, pour réaliser un grand planisphère en argent et écrire le commentaire géographique correspondant, le Kitâb Rujâr (Livre de Roger), l’un des plus grands traités géographiques du Moyen Age. L’acculturation arabe, nette dans l’architecture, se manifestait aussi dans les usages les plus quotidiens, comme en témoigne Ibn Jubayr : "voilées de voiles aux couleurs variées, parées de bottines brodées d’or, [les chrétiennes] se pavanent en se rendant à leurs églises". A la tête d’un Etat prospère ‒ les recettes fiscales de la ville de Palerme dépassaient à elles seules celles de l’Angleterre normande tout entière ‒, les rois normands rivalisaient de faste avec les souverains arabes, leurs modèles. La monnaie d’or frappée à Palerme porte la titulature islamique de ces rois chrétiens : Roger II est al-Mu‘tazz bi-Llâh, "Exalté par Dieu", son fils Guillaume Ier est, quant à lui, al-Hâdî bi-amr Allâh, "Le Guide par le commandement de Dieu".
L’utilisation de formes islamiques dénote une conception transconfessionnelle de la sacralité royale dans un Etat résolument multiculturel.

Article publié sur Zaman France (08 juillet 2010).

Mots clés : Sicile, Arabe, Islam, Palerme, Roger II, Livre de Roger, al-Idrîsî, Ibn Jubayr, juifs, Musulmans, chrétiens, aghlabides, Fatimides, Normands, Guillaume Bidon, Georges d’Antioche, Islam des mondes. 


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