par Seyfeddine Ben Mansour
Le
23 mars 1918, le journal turc lkdam, réputé proche des Jeunes-Turcs,
écrivait : «La Mer Noire est une mer musulmane et ottomane». Avant de
prendre la forme qu’allait lui donner Kemal Atatürk, — un Etat-nation
essentiellement anatolien —, le nationalisme turc s’est rêvé
pantouraniste : une fédération de peuples turcophones, organisés en
États musulmans, depuis le Danube jusqu’aux confins de la Chine, et
jusqu’aux coins les plus reculés de la Sibérie. Ainsi auraient été
réunis sous la double bannière de la turcité et de l’islam, les Turcs de
Turquie et des Balkans, les Gagaouzes de Moldavie et d’Ukraine, les
Azéris, les Hazaras, les Turkmènes, les Kirghizes, les Tatars, les
Ouzbeks, les Kachkaïs, les Bachkirs, les Balkars, les Tchouvaches, les
Avars et les Meshkètes du Caucase, les Kazakhs de Mongolie, les
Ouïghours du Xinjiang, les Touvains de Sibérie, etc.
Tûrân, le pays des Turcs
Tous ces peuples descendant des tribus turcophones d’Asie centrale sont dits touraniens, par référence à Tûrân, ou «pays des Tûrya (Turcs)» en persan. Le nom, cité dans le Shâhnâmeh («Livre des rois») de Firdawsî au Xe
siècle, désigne une plaine, une dépression, terre de nomades par
excellence, et contrepartie du haut plateau iranien, terre de
cultivateurs, qu’elle jouxte au Nord-Est, appelé Êrân (Iran), ou «Terre des Arya (Aryens)». Siècle savant, le XIXe
a été fasciné par la question des origines. Les parentés établies par
les linguistes serviront ainsi de caution scientifique à des théories
nationalistes qui transcendent les frontières des États, et qui
résonneront encore dans le siècle suivant : pangermanisme, panslavisme,
pantouranisme, etc.
Les Jeunes-Turcs nouveaux Tamerlan
La modernité est européenne et nationaliste. Le
triumvirat Jeune-Turc qui dirigera l’Empire entre 1912 et 1918 était
pantouraniste : les Talaat Pacha, Djamal Pacha et Enver Pacha se
voyaient reprendre, en partant d’Istanbul, l’œuvre de conquête et
d’unification d’un Gengis Khan et d’un Tamerlan. La guerre de 1912, qui
s’était soldée par la perte de Rhodes et de la Libye, les avait
confirmés dans l’idée que seule une politique de centralisation et de
turcisation pouvait sauver l’Empire. La crainte que ces pertes ne
s’étendent (en Afrique du Nord, dans les Balkans, au Moyen Orient)
allait de fait contribuer à renforcer l’idéal pantouraniste, l’Est
turcophone apparaissant dès lors comme un champ d’expansion
compensatoire et prometteur.
Des idéologues panturcs d'origine kurde ou juive
Sur le plan idéologique, trois personnages auront
été déterminants : Yusuf Akçura, Ziya Gökalp et Tekin Alp. Fait notable,
les deux derniers ne sont pas Turcs au sens strict du terme : Ziya
Gökalp est Kurde, et Tekin Alp, — Moiz Kohen, de son vrai nom —, est un
Juif de Salonique. Il est l’auteur du Turc et l’idéal panturc,
appelé à devenir une sorte de bréviaire de la politique pantouranienne
dans laquelle le Comité Union et Progrès, le parti Jeune-Turc, allait
engager le pays. Violemment opposé aux Tanzimat, réformes par lesquelles
l’Empire finissant souhaitait inclure les minorités dans la vie
politique du pays, Ziya Gökalp était le type même du nationaliste
romantique. Sociologue (il a traduit Durkheim), il estimait qu’un État
moderne devait être homogène sur les plans de la culture, de la religion
et de l’identité nationale. Kurde d’origine, il voyait dans l’identité
turque une vertu unificatrice. Dans un article de 1911, il assimilait
les Turcs aux surhommes décrits par Nietzsche. Yusuf Akçura, enfin, est
un Tatar appartenant à une famille bourgeoise émigrée de Russie.
Gökalp, une turcité sans islam
Contrairement à Gökalp, sa définition de la
turcité excluait l’appartenance à l’islam. Akçura, qui voulait une
Turquie absolument laïque, voyait même dans le panislamisme de l’époque
un danger pour le pantouranisme. Le démembrement de l’Empire suite à la
défaite de 1918 sonnera le glas du pantouranisme jeune-turc. Akçura,
Gökalp et Alp rallieront Mustapha Kemal, partisan d’un
stato-nationalisme pragmatique, musulman et laïque, restreint à l’espace
anatolien.
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