mardi 8 juillet 2014

Pantouranisme : une nation turque du Danube à la Sibérie

par Seyfeddine Ben Mansour

Le 23 mars 1918, le journal turc lkdam, réputé proche des Jeunes-Turcs, écrivait : «La Mer Noire est une mer musulmane et ottomane». Avant de prendre la forme qu’allait lui donner Kemal Atatürk, — un Etat-nation essentiellement anatolien —, le nationalisme turc s’est rêvé pantouraniste : une fédération de peuples turcophones, organisés en États musulmans, depuis le Danube jusqu’aux confins de la Chine, et jusqu’aux coins les plus reculés de la Sibérie. Ainsi auraient été réunis sous la double bannière de la turcité et de l’islam, les Turcs de Turquie et des Balkans, les Gagaouzes de Moldavie et d’Ukraine, les Azéris, les Hazaras, les Turkmènes, les Kirghizes, les Tatars, les Ouzbeks, les Kachkaïs, les Bachkirs, les Balkars, les Tchouvaches, les Avars et les Meshkètes du Caucase, les Kazakhs de Mongolie, les Ouïghours du Xinjiang, les Touvains de Sibérie, etc.

Tûrân, le pays des Turcs

Tous ces peuples descendant des tribus turcophones d’Asie centrale sont dits touraniens, par référence à Tûrân, ou «pays des Tûrya (Turcs)» en persan. Le nom, cité dans le Shâhnâmeh («Livre des rois») de Firdawsî au Xe siècle, désigne une plaine, une dépression, terre de nomades par excellence, et contrepartie du haut plateau iranien, terre de cultivateurs, qu’elle jouxte au Nord-Est, appelé Êrân (Iran), ou «Terre des Arya (Aryens)». Siècle savant, le XIXe a été fasciné par la question des origines. Les parentés établies par les linguistes serviront ainsi de caution scientifique à des théories nationalistes qui transcendent les frontières des États, et qui résonneront encore dans le siècle suivant : pangermanisme, panslavisme, pantouranisme, etc.

Les Jeunes-Turcs nouveaux Tamerlan

La modernité est européenne et nationaliste. Le triumvirat Jeune-Turc qui dirigera l’Empire entre 1912 et 1918 était pantouraniste : les Talaat Pacha, Djamal Pacha et Enver Pacha se voyaient reprendre, en partant d’Istanbul, l’œuvre de conquête et d’unification d’un Gengis Khan et d’un Tamerlan. La guerre de 1912, qui s’était soldée par la perte de Rhodes et de la Libye, les avait confirmés dans l’idée que seule une politique de centralisation et de turcisation pouvait sauver l’Empire. La crainte que ces pertes ne s’étendent (en Afrique du Nord, dans les Balkans, au Moyen Orient) allait de fait contribuer à renforcer l’idéal pantouraniste, l’Est turcophone apparaissant dès lors comme un champ d’expansion compensatoire et prometteur.

Des idéologues panturcs d'origine kurde ou juive

Sur le plan idéologique, trois personnages auront été déterminants : Yusuf Akçura, Ziya Gökalp et Tekin Alp. Fait notable, les deux derniers ne sont pas Turcs au sens strict du terme : Ziya Gökalp est Kurde, et Tekin Alp, — Moiz Kohen, de son vrai nom —, est un Juif de Salonique. Il est l’auteur du Turc et l’idéal panturc, appelé à devenir une sorte de bréviaire de la politique pantouranienne dans laquelle le Comité Union et Progrès, le parti Jeune-Turc, allait engager le pays. Violemment opposé aux Tanzimat, réformes par lesquelles l’Empire finissant souhaitait inclure les minorités dans la vie politique du pays, Ziya Gökalp était le type même du nationaliste romantique. Sociologue (il a traduit Durkheim), il estimait qu’un État moderne devait être homogène sur les plans de la culture, de la religion et de l’identité nationale. Kurde d’origine, il voyait dans l’identité turque une vertu unificatrice. Dans un article de 1911, il assimilait les Turcs aux surhommes décrits par Nietzsche. Yusuf Akçura, enfin, est un Tatar appartenant à une famille bourgeoise émigrée de Russie.

Gökalp, une turcité sans islam

Contrairement à Gökalp, sa définition de la turcité excluait l’appartenance à l’islam. Akçura, qui voulait une Turquie absolument laïque, voyait même dans le panislamisme de l’époque un danger pour le pantouranisme. Le démembrement de l’Empire suite à la défaite de 1918 sonnera le glas du pantouranisme jeune-turc. Akçura, Gökalp et Alp rallieront Mustapha Kemal, partisan d’un stato-nationalisme pragmatique, musulman et laïque, restreint à l’espace anatolien.

Article publié sur Zaman France (01 avril 2011).

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