mercredi 9 juillet 2014

Le succès occidental du jeu d'échec oriental

par Seyfeddine Ben Mansour

Jusqu’au 20 septembre prochain, se déroule à Khanty-Mansiïsk, en Sibérie, la Coupe du monde d’échecs 2011. Elle verra s’affronter 128 joueurs venus de 46 pays. Pour Kirsan Ilioumjinov, président de la Fédération internationale des échecs, la ville hôte est devenue la « Mecque de millions d’amateurs de ce sport ». La métaphore est assurément plus justifiée encore qu’il n’y paraît. C’est en effet au sein de la civilisation islamique qu’ont été codifiées les règles de ce jeu. Et c’est par l’intermédiaire des musulmans qu’il a été introduit en Occident, point de départ de sa diffusion à l’échelle de la planète. Deux voies, et deux époques, sont à considérer ici. La voie méditerranéenne, tout d’abord, avec l’Espagne et la Sicile musulmane, à partir desquelles, dès l’an mille, le jeu gagnera la France et l’Italie. La voie septentrionale ensuite, qui verra, quelques siècles plus tard, la diffusion des échecs vers l'Angleterre et l'Allemagne depuis la Scandinavie. Des Vikings, les Varègues, commerçaient en effet avec les Turcs sur les bords de la mer Noire.

Le jeu connaît très rapidement un grand succès en Occident : il correspond à la fois aux valeurs militaires de la société féodale et à l’aspiration à une vie de cour raffinée sur le modèle arabe. Adopté, adapté, le jeu s’occidentalisera. Si en espagnol le mot alfil a subsisté (arabe, al-fîl, « l’éléphant »), l’aufin de l’ancien français a laissé la place aufou. Le mot d’origine persane shâh a été traduit : « roi », de même que le mot arabefaras, quoiqu’improprement : « cavalier » (au lieu de « cheval »). Traduction plus approximative encore pour le persan baydaq ou « valet de pied », devenu pion, c’est-à-dire, étymologiquement, « fantassin » (latin, pedonis). Enfin, le « conseiller » (persan,firzân), est devenu « reine », statut certes plus conforme aux normes de la société courtoise. Quant au mot qui désigne le jeu lui-même, shatranj en arabe (du sanscrittshatur-anga, le jeu étant d’origine indienne), il n’a été conservé qu’en espagnol (ajedrez). Les autres appellations européennes semblent dériver de l’exclamationshâhak ! indiquant une situation de péril pour le roi. De même pour l’expression échec et mat, francisation de l’expression arabe ash-shâh mât, « le roi est mort ». Le plateau bicolore arborait à l’origine des cases rouges et noires ; c’est en Occident qu’il deviendra noir et blanc. C’est également en Occident que les pièces d'échecs deviennent figurées. Les premières pièces apparues étaient en effet conformes à l’esthétique musulmane, c’est-à-dire stylisées. Elles consistaient en petits blocs géométriques, que leur forme et leurs motifs permettait d’identifier. La figuration est en effet proscrite dans l’islam orthodoxe. Une tradition attribuée à ‘Alî, gendre et cousin du Prophète, se rapporte précisément à cette question : les pièces d’échecs y sont comparées à des simulacres de formes vivantes. L’Occident aurait ainsi à son insu renoué avec une figuration qui avait déjà cours à l’époque du Prophète. Nombre de nos usages modernes étaient d’ailleurs déjà connus des musulmans des premiers siècles. Ainsi l’existence d’une littérature spécialisée consacrée à l’art des échecs, qui apparaît à Bagdad dès le VIIIe siècle. L’existence également d’une échelle de classification, qui comptait cinq catégories, la plus haute (âliya) étant liée à une qualification professionnelle. Enfin, l’organisation de tournois mettant en valeur l’habileté des joueurs, qui pouvaient jouer les yeux bandés, ou affronter plusieurs adversaires à la fois. Al-Sakhâwî, auteur d’une monographie sur les échecs, rapporte ainsi le cas d’un joueur qui, face à une cour ébahie, avait affronté les yeux bandés (ghâ’iban) trois adversaires, dont un avait les yeux ouverts (hâdiran).

Article publié sur Zaman France (09 septembre 2011).

Mots clés : Alî, Pour Kirsan Ilioumjinov, Italie, France, Bagdad, Khanty-Mansiïsk, mer Noire, Scandinavie, Islam des mondes.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire