par Seyfeddine Ben Mansour
Le 4 janvier dernier est parue chez Albin Michel une nouvelle traduction
de Robinson Crusoë, due à Françoise du Sorbier. Le célèbre roman de
Daniel Defoe s’offre ainsi, pour ainsi dire, une nouvelle jeunesse. Près
de trois siècles se sont en effet écoulés depuis la parution, en 1719,
des Adventures of Robinson Crusoe. Son origine est pourtant plus
lointaine encore : le roman est effectivement inspiré d’un traité
philosophique arabe du XIIe siècle, Hayy Ibn Yaqdhân (Vivant, fils de
Vigilant), dû à Ibn Tufayl (l’« Abubacer » des manuscrits latins).
Ainsi, le premier roman de la littérature anglaise devra-t-il son
existence à la première œuvre de science-fiction de l’histoire de la
littérature : le petit Hayy Ibn Yaqdhân naît en effet par génération
spontanée, sur une île coupée du monde, quelque part du côté de l’Inde.
Il est élevé par une gazelle, qui, hélas, meurt alors qu’il est encore
enfant. Curieux et doué, Hayy en prend avantageusement son parti : il
procède à sa dissection afin de connaître les raisons de sa mort. Il se
pose ensuite des questions au sujet de la logique et de la physique. Il
en arrive à la conclusion que Dieu existe, et que les lois qu’Il a
assignées à la Nature sont éternelles. L’ouvrage, traduit en latin dès
le Moyen âge sous le titre Philosophus autodidactus, parviendra en
Angleterre, où, certes, il inspirera l’auteur de Robinson Crusoë, mais
où il contribuera aussi à la naissance de la philosophie empiriste des
Locke, Hume et autres Berkeley.
L’influence de l’eschatologie musulmane
L’influence de l’eschatologie musulmane
Plus
au sud et plus tôt, la Divine comédie de Dante (1307) est l’œuvre
fondatrice de la littérature italienne : elle est directement inspirée
d’une œuvre islamique anonyme, le Kitâb al-Mi‘râj (Livre de l’ascension
ou de l’échelle). Traduit en latin, mais aussi dans les langues
vernaculaires (Livre de l’eschiele, en ancien français), il raconte le
voyage physique et spirituel que fit le Prophète : accompagné de l’ange
Gabriel, il est monté aux cieux puis est descendu aux enfers. L’ouvrage
original est par ailleurs mentionné ou cité dans un certain nombre de
textes du XIIIe siècle. Ce que montre plus largement l’existence de ces
textes, c’est qu’il existait, en Occident, une certaine connaissance,
pour ne pas dire un intérêt certain, pour les idées musulmanes sur la
destinée de l’âme après la mort et sur l’eschatologie. L’auteur du
Paradis et de l’Enfer, si profondément imprégné de toute la science de
son temps, ne pouvait ignorer le contenu du Kitâb al-Mi‘râj, qui,
directement ou indirectement, est parvenu à sa connaissance. De fait, on
relève des ressemblances de détail qui sont nombreuses et souvent
frappantes, mais aussi des analogies générales de structure : à la suite
de l’ouvrage arabe, Dante allie de manière étroite l’itinéraire céleste
et infernal avec des données de la cosmographie générale, science à
l’époque spécifiquement arabe. Enfin, le fabuliste occidental le plus
accompli, Jean de La Fontaine (1621-1695), prévient dans son
avertissement qu’il s’est inspiré de l’Indien Bidpay pour les six
derniers livres de ses Fables. On y trouve ainsi, entre autres, Le Chat
ou Les Deux Pigeons, puisés dans Kalîla et Dimna, d’Ibn al-Muqaffa‘
(VIIIe siècle), adaptation augmentée de l’original sanscrit, et
chef-d’œuvre de la littérature arabe et universelle. Elle donnera
elle-même lieu à d’autres traductions-adaptations en turc et en persan,
dont celle d’al-Kâshifî, Anwâr Souhaylî, à la fin du XVe siècle. La
Fontaine la découvrira dans sa version française, parue en 1644, avec un
titre où l’apport arabo-islamique aura été gommé : Les fables de
Pilpay, philosophe indien, ou la Conduite des roys.
Mots clés : Vigilant, Robinson Crusoe, Robinson Crusoë, Daniel Defoe, Vivant, Albin Michel, Ibn Tufayl, Sorbier, Inde, Royaume-Uni, Islam des mondes.
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