lundi 7 juillet 2014

Alphabet arabe, islam et sécularisation

par Seyfeddine Ben Mansour

Il y a 82 ans, le 1er novembre 1928, l’Assemblée nationale de la jeune République turque adoptait la loi sur le nouveau système graphique du turc, basé sur l’alphabet latin. Elle mettait ainsi fin à un usage vieux de plus de mille ans, celui de l’alphabet arabe, qui sera définitivement interdit le 3 novembre suivant.
Support graphique de la langue du Coran, l’alphabet arabe est revêtu, aux yeux du croyant, de la sacralité de cette langue par laquelle Dieu a choisi de s’adresser aux hommes. Il était ainsi naturel qu’historiquement les musulmans non-arabophones aient choisi cet alphabet pour écrire leur langue, alors même qu’elle pouvait en être fondamentalement différente. Il en va ainsi du turc, langue altaïque, du persan, du kurde, du kashmiri, du sindhi, et de l’ourdou, langues indo-européennes, de certaines langues d’Afrique, comme le haoussa, le somali ou le wolof, ou de langues chinoises, comme le mandarin notamment (alphabet sino-arabique dit «xiao’erjing»). Loin d’être spécifique aux cultures d’islam, ce phénomène est universel. Il correspond à ce principe énoncé par le linguiste Marcel Cohen selon lequel «l’écriture suit la religion». L’alphabet arabe est ici à l’islam ce que l’alphabet hébraïque est au judaïsme, l’alphabet latin au christianisme catholique et l’alphabet grec (ou sa variante cyrillique) au christianisme orthodoxe. Ainsi les Juifs du Maghreb ou d’Europe centrale écrivaient-il l’arabe ou l’allemand (dans sa variante yiddish) avec des caractères hébraïques. Les Croates, les Tchèques, les Croates et les Polonais se servent de l’alphabet latin, tandis que les Russes, les Bulgares et les Serbes écrivent en cyrillique, alors que tous sont slavophones. Enfin, en Europe du sud l’espagnol a été autrefois écrit en caractère arabes (aljamiado), tandis qu’aujourd’hui une langue officielle de l’UE, le maltais, à l’origine un dialecte arabe, s’écrit en caractères latins.
Ces déterminismes idéologico-religieux dévoilent par contraste l’aspect purement technique du phénomène : virtuellement, n’importe quelle langue peut être notée dans n’importe quel alphabet, moyennant quelques aménagements, plus ou moins importants. Envisagée superficiellement, c’est à ce niveau que se situe la Révolution linguistique (Dil devrimi) initiée par Atatürk, et qui est l’expression d’une volonté réformiste exprimée depuis le milieu du XIXe siècle déjà. En effet, dès cette période (Tanzimat), des intellectuels d’avant-garde de l’Empire ottoman commençaient à critiquer le caractère inadapté de l’alphabet arabe. Ils lui reprochent de ne pas noter les voyelles et de posséder trop de consonnes, devenues au fil du temps polyvalentes, toutes choses qui rendent difficiles la lecture du turc, langue pauvre en consonnes mais riche en voyelles. La variabilité des caractères arabes selon leur position dans le mot achève d’en compliquer l’apprentissage comme l’impression, constituant ainsi un obstacle majeur pour l’alphabétisation et une entrave technique et financière à la diffusion de l’imprimé. Le principe de la nouvelle graphie basée sur l’alphabet latin sera ainsi purement phonographique, c’est-à-dire qu’à chaque son correspond une lettre et une seule. A un niveau moins superficiel, la Révolution linguistique (qui, au moins tout autant, a consisté à turciser le lexique et la syntaxe), s’inscrit dans un vaste mouvement de réformes visant à séculariser, c’est-à-dire notamment à occidentaliser, le pays. De même que l’alphabet est désormais latin comme dans les nations modernes, des lois vestimentaires réglementent le costume religieux et interdisent le port du fez, la Charia est évincée au profit d’un code civil et d’un code pénal inspirés de modèles ouest-européens, les divisions du calendrier, le systèmes des poids et des mesures tout comme le jour de repos hebdomadaire (le dimanche) sont désormais conformes à ceux des nations lancées dans la course vers le progrès.

Article publié sur Zaman France (04 novembre 2010).

Mots clés : alphabet, Arabe, sécularisation, langue, République turque, Mustafa Kemal Atatürk, latin, Coran, réforme, Empire Ottoman, aljamiado, cyrillique, chrétiens, Musulmans, juifs, Marcel Cohen, Religion, écriture, Révolution linguistique, Dil devrimi, Islam des mondes.


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